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assez solidement établi le lien qui rattache ses observations particulières à ses formules générales.

Tel quel, en dépit de nos critiques, le livre de M. Sully Prudhomme, s’il n’est pas tout à fait ce que nous attendions de lui, ne contient pas moins, comme nous le disions en commençant, des parties remarquables, et demeure, dans son ensemble, l’expression d’un généreux effort pour substituer à la mobilité changeante et arbitraire du goût quelque principe fixe de critique. À ce point de vue, puisque nous avons signalé particulièrement les chapitres où M. Sully Prudhomme a éloquemment rétabli dans leurs droits les aptitudes originelles de l’artiste, ces aptitudes sans lesquelles on peut être un poète, un philosophe, un penseur, mais non pas un peintre ou un musicien, nous ne saurions en finissant oublier de mentionner tout particulièrement aussi ses excellentes observations sur la critique d’art et la manière dont nous voyons qu’elle est trop communément entendue. Le grand défaut de l’ancienne critique, ce n’était pas de trop juger, puisque le mot même de critique impliquerait contradiction si toute critique n’aboutissait pas à des jugemens, mais c’était de juger sans principes, et, sous le nom d’usage ou de goût, de n’invoquer trop souvent que ses préférences personnelles. Or, notre goût n’a de valeur qu’autant que nous pouvons en dire les raisons, comme l’usage n’a d’autorité que si nous en pouvons retrouver les fondemens. Mais, à son tour, l’usage n’a de fondemens solides que dans sa conformité avec les lois génératrices des arts, comme il n’y a de raisons de notre goût que celles qui se tirent de la connaissance de la technique des arts. En face de certaines œuvres, quelque vif plaisir que nous y prenions, il se peut donc que nous n’ayons pas le droit de prendre du plaisir, et, réciproquement, si certaines œuvres nous déplaisent, il se peut que nous ayons tort. C’est ce que le public, dans son ensemble, ne se résigne pas aisément à croire. Il ose à peine se porter juge de l’ouvrage d’un artisan, et il se constitue le preneur ou, comme on dit, l’exécuteur de l’œuvre d’un artiste. Ce n’est pas en le contredisant, comme font trop souvent les artistes, que l’on réussira à lui démontrer son erreur, et c’est encore moins en s’isolant de lui pour faire profession de railler toutes ses exigences, mais c’est en essayant de débrouiller avec lui, parmi ces exigences, celles qui sont fondées sur la nature des choses, et c’est en essayant de concilier avec ce qu’il demande ce que l’artiste ne peut pas, ne doit pas abandonner du propre de son art. C’est ce qu’a fait ou plutôt c’est ce qu’a voulu faire M. Sully Prudhomme, et s’il n’y a pas complètement réussi, c’est que le problème est en réalité des plus difficiles qu’il y ait, — puisque la critique est née contemporaine de l’art même, et que depuis ce temps l’artiste et la critique n’ont pas pu parvenir encore à s’entendre.


F. BRUNETIERE.