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naturellement, tout à fait ridicules, quand le corps, au lieu d’être nu, est enveloppé de certains vêtemens. A la vérité, nous ne nous en apercevons pas dans la vie réelle, nous n’y faisons pas attention, parce que la terreur, pour peu qu’elle ait une cause, est aisément contagieuse, et parce qu’en présence d’un fou déchaîné nous avons autre chose à faire que d’observer les déformations qui traduisent sa colère. Mais la sculpture, en raison même de ses conditions, ayant quelque chose d’immuable, et par sa matière quelque chose d’éternel, sortirait d’elle-même et manquerait aux lois qui sont sa raison d’être en essayant de fixer la laideur et d’immortaliser la difformité. Les expressions violentes lui seront donc interdites, et généralement toutes les expressions capables, en déséquilibrant le corps, d’en altérer la beauté naturelle. — C’est ce que n’ont pas compris les imagiers du moyen âge. En s’efforçant de donner à la physionomie de l’homme une valeur d’expression qu’elle peut à peine recevoir de la peinture, et ne reculant d’autre part devant aucune trivialité de l’attitude ou du geste, ils ont abouti à ce résultat qu’il faut vraiment, comme dit M. Sully Prudhomme, regarder leurs chefs-d’œuvre avec les yeux de la foi pour être en état d’en admirer l’expression morale sans en déplorer la laideur. — Mais réciproquement, tout ce qu’il peut y avoir d’expressions diverses coonciliables avec cette beauté naturelle sera permis à la sculpture, et en un certain sens imposé, puisque, par hypothèse, aucune de ces expressions n’introduira rien dans l’art qui ne se subordonne à sa loi primordiale.

Tout ce que le seul jeu, libre, facile, actif des fonctions organiques, d’abord, peut conférer au corps humain de valeur expressive, sera donc incontestablement du domaine de la sculpture, — depuis la vigueur épaisse des Hercules antiques jusqu’à la grâce des Vénus que sculptait Praxitèle, et depuis la joie bruyante des Sirènes ivres jusqu’à la mollesse efféminée des Bacchus victorieux. Eu second lieu, tout ce que le corps humain, dans cette longue lutte qu’il soutient pour l’existence, a conquis de facultés utiles à sa conservation, et qui sont ainsi l’expression du plus haut degré de convenance possible entre une race et le milieu où elle s’est développée, sera encore du domaine de la sculpture. « Il y aura la beauté du nègre et du Chinois, comme il y a la beauté de l’Arabe et du Géorgien. » En troisième lieu, tout ce que la beauté morale peut ajouter souvent de signification et de splendeur à la beauté physique, tout ce que la sévérité des mœurs, tout ce que l’habitude de la méditation, tout ce que la discipline des nobles pensées peuvent introduire d’elles-mêmes dans des formes parfaitement pures et parfaitement belles, sera toujours du domaine de la sculpture. « Les œuvres de Ghiberti, de Donatello même, de Michel-Ange et de tant d’autres maîtres plus modernes nous permettent de concevoir la beauté corporelle au service d’une beauté d’un autre ordre. » Il faudra