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opère dans les petits genres, l’effectuera-t-elle dans les genres supérieurs.

Ici, toutefois, une difficulté se présente, et une difficulté dont on ne saurait se dissimuler la gravité. Si cette aptitude à la sympathie l’emporte, chez l’artiste, sur l’aptitude physiologique à sentir le beau de son art, s’il est plus touché de ce qu’il y a d’expressif dans un visage ou dans une attitude que de ce qui s’y rencontre de proprement pittoresque ou de proprement sculptural, enfin si la valeur intellectuelle et morale de son modèle ou si la signification littéraire et dramatique de son sujet en dépassent à ses yeux la signification et la valeur spécifiques, n’est-il pas à redouter qu’en envahissant ainsi sur le domaine de la perception l’expression ne l’en chasse, et que finalement, comme le dit M. Sully Prudhomme, des préoccupations qui n’ont rien en soi de sculptural ou de pittoresque n’introduisent frauduleusement dans la sculpture et dans la peinture un élément hostile et contradictoire à l’art même ? On est d’autant plus naturellement conduit à se poser la question que, si de fort grands hommes n’ont pas atteint toute la perfection de leur art, c’est évidemment pour avoir prétendu donner à l’expression morale une place trop considérable ; et que si, d’autre part, de très grands artistes semblent, au contraire, l’avoir systématiquement bannie de leurs œuvres, il semble bien que ce soit pour demeurer plus fidèles aux conditions primordiales de leur art. Plus expressives, dans le sens moderne du mot, les statues grecques seraient sans doute moins belles ; mais, moins expressives, les figures psychologiques où Poussin s’est complu seraient assurément moins laides. Le troisième livre tout entier de l’ouvrage de M. Sully Prudhomme est consacré à l’examen de cette délicate question. Si nous ne pouvons le suivre dans les efforts qu’il fait successivement pour déterminer, — dans les arts décoratifs, dans l’architecture, dans la musique, dans la sculpture, dans la danse, dans la peinture, dans l’art dramatique enfin, — les limites exactes de l’expression, il faut du moins examiner le chapitre qu’il consacre particulièrement à la sculpture. C’est aussi bien l’un des meilleurs, et, de ce troisième livre, le plus profondément senti.

La sculpture a pour objet la représentation du beau plastique, et, le plus généralement, par le moyen du corps humain nu, drapé, ou vêtu. La première loi qui semble s’imposer au sculpteur est donc celle du respect de la forme. Or, « toute passion, en détruisant à son profit l’équilibre des facultés morales, fait nécessairement prédominer les traits qui l’expriment dans la figure du corps aux dépens de tous les autres, et par suite au préjudice de l’harmonie plastique. » On ne saurait nier, en effet, qu’au point de vue de la forme pure l’expression de la colère, par exemple, soit laide, et plus laide encore l’expression de la terreur. Elles peuvent même devenir, de laides qu’elles sont