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et à ses attitudes ce qu’un système constant d’axes est aux courbes variables que leurs coordonnées y rattachent. La courbe visible de notre activité invisible, en un mot notre physionomie mobile, trouve des axes dans le système osseux et des coordonnées maxima et minima dans le système musculaire, car un point de la peau, mû par l’effet d’une passion, a une trajectoire variable, mais limitée par l’extension et la contraction possible du muscle sous-jacent. » La comparaison est sans doute ingénieuse, ou plutôt spécieuse, car un géomètre la trouverait-il parfaitement exacte ? Avons-nous tort en tout cas de craindre qu’elle ne soit pas assez à l’usage de tout le monde ? Mais avons-nous tort de croire que beaucoup de comparaisons de cet ordre mathématique soient les plus propres qu’il se puisse à lasser l’attention du lecteur ? J’ajouterai qu’elles sont, sous la plume de M. Sully Prudhomme, les effets d’une théorie que je tiens pour fausse, et même pour dangereuse. Elle est tout entière dans cette affirmation que ce qui fait l’harmoniste en musique et le coloriste en peinture, c’est une aptitude à résoudre d’instinct et d’emblée les problèmes que les savans se chargent de mettre en équation. M. Taine, dans ses leçons sur l’art, avait dit quelque chose de semblable. On voudrait seulement qu’il en eût donné la preuve démonstrative. Car jusque-là, nous persisterons tout au contraire à penser, avec les hommes du métier, que l’embarras n’est pas de savoir « comment Rubens a fait, mais comment il a pu si bien faire en faisant comme il a fait ; » et que « ce qui constitue les beautés d’une symphonie de Mozart, c’est quelque chose de libre qui ne saurait s’évaluer en chiffres. » S’il y a des rapports entre les lois de l’acoustique ou de la chimie des couleurs et la musique proprement dite ou la peinture, il n’y a pas plus de solidarité qu’entre les généralisations de la linguistique et l’art d’écrire.

Enfin, puisqu’il faut tout dire, c’est la méthode aussi de M. Sully Prudhomme qui fait l’obscurité sur les questions qu’il traite. Dans ce livre, dont le titre principal : l’Expression dans les beaux arts, semblait avoir bien nettement circonscrit l’objet, le sous-titre : Application de la psychologie à l’étude de l’artiste, est survenu pour tout gâter. Mais il eût fallu choisir entre trois ou quatre questions qui, de si près qu’elles se touchent, n’eussent pas moins gagné à être traitées et vidées séparément. Il eût fallu du moins, si l’on voulait les traiter toutes, nous montrer clairement les rapports qu’elles soutiennent entre elles, et comme quoi la solution de la première, ou de la seconde, ou de la troisième, impliquait une solution déterminée des deux autres. Et il eût fallu surtout débarrasser l’ouvrage de tout un appareil psychologique infini. M. Sully Prudhomme, qui fait trop de fond sur nos connaissances mathématiques, n’en fait pas assez vraiment sur nos connaissances psychologiques. Il définit l’attention, il définit la réflexion, il