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avons également un « besoin de juger » invincible à tout le dilettantisme. En matière de littérature ou d’art, tout ce que nous n’approuvons pas, nous le condamnons ; tout ce que nous ne condamnons pas, nous l’approuvons ; et ce que nous n’approuvons ni ne condamnons est à notre égard, exactement comme s’il n’existait pas. Il eût presque été plus facile à M. Jourdain de parler sans faire de prose ni de vers qu’au premier qui vit une œuvre d’art de la voir sans la juger.

Les transformations profondes que la critique a subies dans notre siècle ne l’ont donc nullement dégagée de cette nécessité de conclure qui demeure dans l’avenir comme elle le fut dans le passé, sa raison d’être, son objet, et son tout. La méthode a pu changer, mais le but est resté le même. Après toutes les belles choses que l’on a dites sur « la relativité de la connaissance » et sur « l’identité des contradictoires, » il s’agira demain comme il s’agissait hier de faire une distinction, c’est-à-dire un choix, parmi la foule des œuvres de la littérature et de l’art, et le problème sera toujours de motiver les raisons de ce choix par quelque autre principe que celui de nos préférences ou de nos antipathies personnelles. Ou plutôt, les progrès de la critique ont précisément eu pour effet de substituer partout aux décisions arbitraires d’autrefois, fondées sur ce principe ondoyant et divers que l’on appelait « le goût, » des jugemens lires de la connaissance des rapports nécessaires des choses : de la condition de l’esprit, de la loi de l’histoire, de l’essence des genres. C’est ce « fondement rationnel » de la critique, cette loi de l’art antérieure à l’art lui-même, — comme les propriétés des nombres sont antérieures à la découverte qu’en font les mathématiciens, — que le plus philosophe de nos poètes, M. Sully Prudhomme, s’est efforcé de déterminer dans son livre récent sur l’Expression dans les beaux-arts.

Je ne sais si l’on trouvera qu’il y ait complètement réussi. Riche de faits, d’observations, d’idées, d’images tour à tour gracieuses ou hardies, qui rappellent fréquemment le poète, le livre de M. Sully Prudhomme est par malheur assez pénible, laborieux, difficile au moins à lire. Sa richesse même en est sans doute la première cause. Trop d’idées accumulées dans un trop étroit espace, et pressées, pour ainsi dire, les unes contre les autres, se gênent, se nuisent, s’offusquent réciproquement. Le style, d’autre part, toujours sincère, sobre et nu, sans paillon ni clinquant, souvent puissant à force de simplicité, est pourtant trop abstrait, trop philosophique, trop scientifique surtout. On dira que la matière n’y répugne pas, et de fait c’est même au public une assez sotte exigence que de réclamer dans un livre d’esthétique quelque chose de la nature du plaisir que donne l’œuvre d’art. Mais M. Sully Prudhomme abuse vraiment de son droit. « Les proportions d’un individu sont à ses traits mobiles, à ses gestes