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nécessité ; si cela va bien, d’autres s’avancent, un sous-officier amène son peloton, après quoi arrive un lieutenant avec un peu plus de monde, puis le régiment, puis enfin le général avec tout ce qu’il a sous la main. Ce fut ainsi que s’engagea la bataille, de Gravelotte, qui, à proprement parler, ne devait avoir lieu que le 19. » Dans le temps où M. de Bismarck s’exprimait de la sorte et profanait les saints mystères avec tant d’irrévérence, de candides journalistes déclaraient à l’envi que M. de Moltke avait renouvelé l’art de la guerre, en lui donnant désormais la sûreté et la précision d’un calcul mathématique. Le silencieux maréchal ne tient qu’à l’estime des connaisseurs, il se soucie peu de l’admiration des badauds, et les éloges qu’ils décernaient à son omniscience n’étaient pas de nature à le toucher beaucoup. Il le sait mieux que personne, loin que la guerre soit en train de devenir une science de précision, jamais les combinaisons des tacticiens n’ont été plus subordonnées aux fantaisies de sa sacrée Majesté le Hasard.

Rien ne fait tant d’honneur au génie de Napoléon que cette immortelle campagne d’Italie où il avait sous ses ordres de quarante à cinquante mille hommes, dociles instrumens de ses volontés et de ses pensées. Voyant clair sur son échiquier, il gouvernait ses pièces à son gré ; dans la suite, il eut plus d’obligations à la fortune. A mesure que les armées s’accroissent, l’art de la guerre est moins un art, et désormais la victoire dépend du nombre et de la valeur des soldats plus encore que du talent des généraux. On pouvait dire autrefois : Tant vaut le général, tant vaut son armée. Cela n’est plus aussi vrai, et s’il est certain que le commandement aura toujours une grande part dans le succès, celle qui revient au soldat est plus considérable que jadis. La stratégie et la tactique ne perdront jamais leur importance, mais le sort des campagnes sera toujours plus décidé par les vertus militaires. La première de ces vertus est assurément la discipline, qui peut seule donner de la consistance et de la solidité à une armée. Mais il importe de plus en plus d’y joindre l’esprit d’initiative et le courage des responsabilités. Quand les armées deviennent si nombreuses que les chefs se sentent incapables de tout voir et de songer à tout, les subalternes sont tenus de suppléer à leurs impuissances. Ils doivent s’accoutumer à prendre conseil d’eux-mêmes, à commenter les ordres qu’on leur donne, à interpréter leur consigne, quelquefois même à l’oublier. Il est d’heureuses désobéissances qui peuvent déterminer le gain d’une bataille et sauver des milliers de vies.

Malheureusement la discipline et l’esprit, d’initiative sont des vertus difficiles à concilier. C’est une chose rare que l’obéissance qui raisonne et qui ne laisse pas d’obéir, et quand on s’accoutume, à interpréter sa consigne, on finit peu à peu par suivre ses fantaisies, par n’en faire qu’à sa tête. M. von der Goltz semble croire qu’il en va autrement