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terrain. A l’heure présente, le général qui veut en faire autant est fort empêché. Il trouve difficilement un endroit d’où son regard puisse tout embrasser, et une fois l’action engagée, il doit renoncer à savoir par lui-même ce qui se passe sur ses ailes. Il ne le sait que par ouï-dire, par des rapports souvent vagues, décousus ou trompeurs.

Comme le remarque M. von der Goltz, les statues de généraux qui ont été de grands stratégistes nous les font voir d’ordinaire tenant dans leur main un rouleau de papier. Ce rouleau est censé représenter leur plan, leurs combinaisons, leur sagesse. Ce n’est qu’une idée de sculpteur, car Napoléon lui-même prétendait n’avoir jamais eu de plan d’opérations. Les choses se passent toujours à la guerre autrement qu’on ne pensait, et les chefs d’armées sont des improvisateurs. Eussent-ils du génie, ils sont incapables de prévoir la marche des événemens, de dire d’avance l’endroit où ils rencontreront l’ennemi, les moyens qu’ils emploieront pour le battre. Mais c’est aujourd’hui surtout qu’un général doit être modeste, se garder de toute vaine présomption et sentir que les événemens sont ses maîtres. Nous lisons dans la relation officielle de la guerre de 1870 par le grand état-major allemand : « Il n’y a que les profanes qui s’imaginent reconnaître dans le cours d’une campagne l’exécution réglée d’avance d’un plan arrêté dans tous ses détails et poursuivi jusqu’à la fin. Sans contredit, le général ne perdra jamais de vue un certain objectif ; mais les moyens de l’atteindre, il ne peut jamais les prévoir avec sûreté. » M. von der Goltz remarque à ce propos que l’objectif de l’état-major allemand, en 1870, était de déborder l’armée française et de la couper de ses communications avec Paris, mais qu’il n’avait prévu ni Vionville, ni Metz, ni Sedan.

Si, dans tous les temps, les généraux ont dû compter avec l’imprévu, la guerre moderne, la force numérique des armées, l’étendue qu’elles occupent, l’immense développement de leurs lignes, multiplient les hasards qui peuvent contrarier leurs desseins les mieux concertés. Ils sont à la merci des incidens, leurs lieutenans doivent agir sans attendre leurs ordres, et ils se voient souvent contraints de livrer bataille dans un endroit qu’ils n’avaient pas choisi, dans des circonstances qu’ils ne pouvaient deviner. Ce qui se passa au jour de Gravelotte fit à un témoin, qui n’était pas un homme d’une médiocre intelligence une si vive impression qu’il disait quelques mois plus tard à M. Moritz Busch : « Ce n’est pas le commandement qui, chez nous, ordonne et dirige les batailles, ce sont les troupes elles-mêmes. On se croirait revenu au temps des Grecs et des Troyens. Deux sentinelles se prennent de bec, se disent des sottises, elles en viennent aux coups, elles dégainent, d’autres accourent, dégainent aussi, et il en résulte une bataille. D’abord les avant-postes se fusillent sans