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la guerre moderne a été inaugurée par la révolution française et Napoléon Ier, que le vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna en a le premier appliqué les principes avec un incomparable génie, qu’il a été le grand maître dans l’art de vaincre, qu’il faut encore s’inspirer de ses leçons, pourvu qu’on tienne compte des changemens considérables introduits dans les pratiques militaires par le nouveau système de recrutement et par l’invention des armes à longue portée. M. von der Goltz n’a pas l’habitude de mépriser ses ennemis ; il a pour nos malheurs le respect qui leur est dû. Il avoue que les savantes combinaisons des généraux allemands n’ont pas tout fait, qu’une part de leurs succès revient au Dieu des gros bataillons, qu’ils ont eu autant de bonheur que de génie, qu’au début de la campagne de 1870, ils ont dû leurs victoires à la supériorité du nombre et que, plus tard, ils ont eu la bonne chance de pouvoir opposer des troupes aguerries à des conscrits levés à la hâte, qui allaient au feu pour la première fois. M. von der Goltz est un homme raisonnable, et il y a toujours de la générosité dans la raison.

Nous laissons aux hommes compétens le soin de démêler et d’apprécier tout ce qu’il peut y avoir de neuf dans les considérations qu’il présente sur la meilleure manière de composer et de diviser les armées, sur les opérations, sur le combat, sur les règles à observer dans l’ordre de marche, sur les cantonnemens, sur les subsistances. Ce qui nous intéresse encore plus, ce sont ses judicieuses réflexions touchant les avantages, les inconvéniens, les inévitables conséquences du nouveau système de recrutement inventé par la Prusse et qui, à l’exception de la Grande-Bretagne, est en train de s’acclimater dans toute l’Europe. M. von der Goltz en prend occasion pour esquisser à grands traits comme une philosophie de la guerre moderne, et, tout en faisant quelques réserves, il nous semble difficile de ne pas se rendre à la rigueur de sa logique et de ses conclusions.

Jadis la guerre se faisait avec de petits corps de troupes, composées de soldats qui étaient des hommes du métier et pour la plupart des vétérans. A l’enrôlement par les sergens recruteurs a succédé la conscription, à la conscription le service universel et obligatoire, qui a tout changé. Le temps du service actif est devenu beaucoup plus court, et nous avons des armées de jeunes soldats ; mais l’effectif en est énorme, ce sont des masses d’hommes qu’on n’eût jamais songé à rassembler autrefois, et peut-être en verrons-nous de plus considérables encore : l’avenir nous réserve des surprises. En supposant que l’armée allemande s’avisât de traverser l’Allemagne sur une seule chaussée, la tête de la colonne déboucherait à Mayence lorsque l’arrière-garde serait encore sur la frontière russe, et de cette frontière au Rhin, toute la route serait encombrée de soldats, de pièces