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aucune entreprise, elle ne touche ni les capitalistes, qui mettent leurs fonds dans l’industrie navale, ni les armateurs, ni les concessionnaires d’huîtrières ou de viviers ; elle ne s’adresse qu’à ceux qui naviguent, et, comme nous l’avons dit, elle ne leur impose pas des charges plus lourdes que la loi du recrutement n’en impose aux populations de la terre ferme ; elle leur donne en plus des compensations qu’ils savent apprécier, puisque le nombre des inscrits ne fait qu’augmenter. On s’en est pris aussi à l’inscription maritime da la situation précaire dans laquelle se trouve aujourd’hui, dit-on, la marine marchande. Mais ce qui diminue la portée de ces plaintes, c’est qu’elles sont générales, et qu’on les entend en Angleterre aussi bien qu’aux États-Unis. Cette situation tient à ce que les conditions de la navigation sont absolument changées ; le cabotage est remplacé par les chemins de fer et les navires à voile par des navires à vapeur, qui, à capacité égale, demandent un équipage moins nombreux. Les capitaines au long cours ne sont plus que des entrepreneurs de transport et n’ont plus, comme autrefois, la responsabilité des transactions, puisque les armateurs traitent directement avec leurs correspondans et que les marchés se concluent par le télégraphe. On ne peut rien changer à cet état de choses, qui, en somme, constitue un progrès, et dont il faut tâcher de s’accommoder. C’est la loi du monde de changer sans cesse. Gardons-nous donc déporter la main sur cette institution nationale, dont la suppression transformerait notre marine si belle, si homogène, en une marine cosmopolite, où viendraient se réfugier les pires élémens des nations étrangères. Ici encore, comme dans bien d’autres circonstances, la rigueur des doctrines économiques doit baisser pavillon devant les faits. A vouloir pousser à l’extrême les conséquences des principes et considérer, une nation comme composée d’élémens inertes obéissant, comme la matière, à des lois immuables indépendantes de toute influence morale, on risque, comme l’ont fait autrefois les révolutionnaires de l’école de Rousseau, de précipiter le pays dans la ruine. Craignons les sectaires, de quelque nom qu’ils s’appellent, car ce sont eux qui font le malheur de la France.

De toutes nos institutions, la marine est celle qui jusqu’ici a eu le moins à souffrir des fluctuations de la politique : fasse le ciel qu’elle en soit toujours préservée et que cette peste ne vienne pas détruire une des pierres fondamentales de la richesse publique et de la grandeur nationale !


J. CLAVE.