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même ne lui défendrait d’en rêver un jour la souveraineté. Succéder aux jeux de Monte-Carlo, mettre la chaire romaine à la place de la roulette peut sembler une pénible perspective, mais, en cas d’exil, ce serait probablement la combinaison la plus acceptable à la papauté, à moins que, selon une poétique image de M. Döllinger, alors encore orthodoxe, la Providence ne fasse exprès surgir des flots une demeure pour son représentant terrestre, comme, d’après le mythe grec, l’île de Délos s’éleva de la mer Egée pour servir de berceau au fils de Latone.

L’heure de l’émigration de la papauté ne semble pas, en tous cas, aussi proche qu’on pouvait le craindre, il y a moins de deux ans. Léon XIII et le sacré-collège paraissent s’être convaincus qu’ils ne sauraient abandonner le Vatican que si la position y était manifestement devenue intenable. Autrement, il y aurait tout inconvénient pour la curie à laisser Rome aux buzzurri. Aux catholiques et au clergé d’Italie, un départ précipité semblerait une désertion, une fuite, una fuga, comme ne craignaient pas de la qualifier d’avance des écrivains ecclésiastiques. Certes, l’évasion du prisonnier volontaire du Vatican n’irait pas, comme l’imaginent certains rêveurs, jusqu’à déterminer en Italie un "schisme et la formation d’une église nationale. L’Italie serait non moins impuissante à élever une église italienne que M. de Bismarck et le nouvel empire germanique à taire surgir un antipape ou à faire prospérer le vieux-catholicisme. La « fuite » du pape n’en serait pas moins un motif de joie pour tous les adversaires de la papauté, pour les propagandistes protestans, qui auraient un argument de plus contre l’église, pour les radicaux surtout qui veulent en finir avec les garanties de 1871, pour tous ceux qui proclament que la présence du pape à Rome est une épine séculaire au flanc de l’Italie. A la diplomatie du gouvernement italien une pareille fuite fournirait une réponse directe aux revendications papales, car, ainsi que se plaisait d’avance à le constater le ministre des affaires étrangères du royaume, « en se transportant dans un état où il n’aurait ni possession territoriale, ni garanties souveraines, le pape confesserait lui-même, à la satisfaction de l’Italie, que l’autorité spirituelle peut s’exercer en pleine liberté sans pouvoir temporel[1]. »

Il en serait tout autrement si le souverain pontife sortait de Rome à la suite de violences contre sa personne ou de violation notoire des engagemens pris par l’Italie à son égard. Un pape chassé de la ville éternelle serait, au dedans et au dehors, un autre embarras pour

  1. Note confidentielle de M. Mancini à M. de Launay, ambassadeur d’Italie en Allemagne, du 10 janvier 1882, publiée par le Secolo du 24 janvier 1882.