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ainsi délivrée d’un voisinage qui lui porte ombrage. Le pape croirait se sentir plus libre sans roi dans Rome à côté de lui ; il aimerait encore mieux un consul, un tribun, un président. Une fois privée de couronne temporelle et sans espoir d’en recouvrer une, la papauté ne saurait en Italie être ardemment monarchique. Me pouvant régner à Rome, elle aimerait mieux n’y voir pas de roi régner à sa place. L’histoire de dix siècles montre assez combien, de tout temps, rois et empereurs ont, dans son voisinage immédiat, été peu du goût du saint-siège.

Cela est si clair et cela est si naturel que, au risque de la scandaliser, on pourrait presque prédire à la papauté une évolution républicaine. Ce qui s’y oppose, ce n’est ni le dogme, ni la morale catholique, ni le passé du Vatican. Aucune chaîne indissoluble n’attache l’héritier du pêcheur de Galilée aux monarchies et aux rois. De même qu’au moyen âge la papauté s’est souvent faite l’alliée des libres communes et des villes guelfes contre les empereurs du Nord ou les rois du Midi, elle pourrait un jour, selon les conseils qu’elle a jadis repoussés de la bouche de Lamennais, « abandonner les rois pour les peuples, » passer avec l’église, avec les pauvres et les humbles du Christ, à la politique démocratique. Ce ne sont pas les textes ou les maximes évangéliques qui feraient défaut pour autoriser une telle conversion. Bien plus, rien n’interdirait au saint-siège d’emprunter la tactique essayée déjà par les catholiques dans plusieurs états, de chercher, lui aussi, à tirer parti des revendications sociales, de faire valoir à son profit les intérêts des classes déshéritées, de prêcher au monde avec la fraternité chrétienne la rénovation économique de nos vieilles sociétés. L’Italie, avec ses paysans à la fois croyans et misérables, avec ses terres réparties en trop peu de mains et ses populeuses campagnes où couve sourdement le socialisme agraire, l’Italie offrirait pour cela un sol mieux préparé qu’aucun pays de l’Europe, sauf l’Irlande. Si la papauté semble aujourd’hui plus éloignée que jamais d’une pareille évolution, si, en Italie notamment, elle paraît répugner à la république et à la démocratie, c’est en grande partie que la démocratie moderne, — la démocratie européenne surtout, — n’a rien épargné pour susciter les défiances du saint-siège. Comme nous l’avons dit ici même et, pour des raisons plus profondes que ne l’imagine le vulgaire, l’église et la révolution sont devenues les deux pôles opposés du monde moral[1]. Cette antipathie réciproque de la papauté et de la démocratie est, pour la royauté italienne, le meilleur des paratonnerres contre les orages révolutionnaires. Tant que la démocratie sera presque partout en

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1882, le Pape Léon XIII et l’Europe.