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ne saurait s’arrêter aucun esprit politique. De pareils songes seraient trop séduisans et trop naturels pour que l’Italie sût toujours s’en défendre. Une fois réconciliée avec le saint-siège, la maison de Savoie serait tôt ou tard tentée de s’en approprier, au moins eh partie, l’ascendant moral, tentée de réaliser à-son profit le vieux rêve de tant de potentats d’outre-monts, le rêve des Othon ou des Hohenstaufen, ambitionnant d’avoir un pape à eux, de Philippe II et de la maison d’Autriche, prétendant identifier les intérêts de l’église aux leurs, de Philippe le Bel et de Napoléon, essayant de transporter le saint-siège au bord du Rhône ou de la Seine. L’alliance de la papauté serait, pour l’Italie moderne, le seul moyen d’atteindre à ce fascinant primato auquel n’ont pas renoncé tous ses enfans, d’atteindre, en particulier, à cette suprématie sur la Méditerranée, à cette hégémonie de l’Orient que convoite pour elle plus d’un patriote.

Quelle autre alliance lui offrirait autant d’avantages avec moins de risques ? Quelle autre politique lui ouvrirait d’aussi vastes horizons ? Le principal obstacle à toute combinaison de ce genre, c’est précisément que l’Italie y trouverait trop son compte et en recueillerait trop de bénéfices pour que les appréhensions et les susceptibilités du saint-siège n’en fussent pas éveillées. Alors même qu’entre eux il n’y aurait pas incompatibilité de principes, une pareille alliance, une pareille intimité des deux adversaires d’aujourd’hui serait trop favorable à l’un pour que l’autre y consente jamais, ou y demeure longtemps fidèle. On voit ce que l’Italie y pourrait gagner, on voit moins ce que la papauté recevrait en échange. Il y aurait disproportion manifeste entre la protection ou la sécurité matérielle que l’Italie pourrait offrir au saint-siège, et l’autorité, l’ascendant moral que ce dernier devrait apporter à l’Italie. Bien plus, — et ce n’est pas le moindre empêchement à toute entente, à toute coopération de ce genre, — l’ascendant moral, dont la papauté semble libre de faire bénéficier l’Italie, ne survivrait pas longtemps à un tel usage. L’influence politique, l’autorité religieuse même du saint-siège y succomberaient. Le catholicisme, institution essentiellement cosmopolite, ne saurait longtemps résister à une telle épreuve. Toute apparence d’appropriation ou d’accaparement national de la tête de l’église amènerait à bref délai la révolte et la séparation des membres. C’est là un point sur lequel il convient d’insister, car il n’y a pas là seulement un obstacle à une alliance effective de la papauté et de l’Italie, mais, dans une certaine mesure, un obstacle à leur entente, à leur réconciliation, à tout rapprochement entre elles.

Des penseurs italiens, à l’exemple de Gioberti, ont pu voir dans l’église catholique et dans la chaire romaine l’héritière indirecte des Césars, un instrument de domination de l’Italie sur la chrétienté.