Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au retour, il s’interrogea lui-même ; il se demanda s’il allait troubler la naissante école spiritualiste française en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de ces doctrines étrangères ; et il pensa, dit-il, qu’il valait mieux laisser la nouvelle philosophie se développer librement et spontanément. Nous ne savons s’il fit ce raisonnement d’une manière aussi explicite ; mais il est évident que cette résolution était dans la nature des choses ; car ce n’est pas à la suite de quelques conversations de vacances que l’on peut changer le cours entier de ses idées et introduire des systèmes que l’on ne s’est pas encore assimilés. Mais, si on ne doit pas s’attendre à l’introduction subite du système hégélien dans la philosophie française, on aurait tort toutefois, malgré ce que dit Cousin, de croire que l’influence des doctrines allemandes ne se soit pas fait sentir, même dans le cours de 1818. En tout cas, ce qu’il est permis de supposer, c’est que le contact de l’esprit allemand a dû contribuer à élargir la pensée du jeune philosophe et à développer la flamme qui était en lui et qui allait éclater avec tant de puissance et de succès dans son prochain enseignement. Ce qui serait intéressant, ce que Cousin ne nous a pas dit, ce serait de savoir, si le sujet vaste et élevé qu’il allait traiter dans son cours de cette année, (le Vrai, le Beau, le Bien), si ce sujet avait été choisi par lui avant son voyage, ou si, au contraire, il en a été le produit et le fruit. Nous inclinons vers cette seconde hypothèse. Que Cousin, à la fin du cours précédent, eût déjà formé le projet de consacrer son nouveau cours, non plus à l’histoire, mais à la philosophie elle-même, qu’il se soit proposé d’essayer devant le grand public les solutions qu’il avait élaborées jusque-là avec ses élèves dans le sanctuaire secret de l’école, cela est probable. Mais, autant que je puis connaître les habitudes des professeurs, le cadre du cours qu’il devait faire n’a pas dû être tout d’abord fixé : ce n’est pas, en effet, au moment où l’esprit est fatigué d’un enseignement qu’il est capable d’en construire tout de suite un nouveau. Cousin était donc décidé, je le crois, à traiter cette année-là de philosophie théorique ; mais je suis porté à croire aussi que c’est de son commerce avec l’Allemagne et de ses conversations avec Hegel et avec Schleiermacher qu’est sortie dans son esprit cette trilogie célèbre qui restera son titre d’honneur dans l’histoire delà philosophie, et dont nous essaierons de faire comprendre, pour l’époque où elle s’est produite, l’importance et la nouveauté.


PAUL JANET.