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d’importance : ce qui est intéressant, c’est l’impression vive que le voyageur avait conservée et qu’il nous a transmise du grand homme qu’il venait de visiter. Il le revit encore une fois plus tard en 1824 ; et, quoique n’ayant pas écrit ce second voyage, il en a extrait tout ce qui concerne Goethe, et il a ajouté cet extrait à ses souvenirs de 1817. Ce ne sont que des détails personnels sur Goethe et sa famille, mais ils sont pleins de vie, de vérité et de couleur ; et tout intéresse lorsqu’il s’agit d’un aussi grand personnage. Mais le récit est trop long pour être résumé, nous renvoyons au texte même.

A son retour, et en passant de nouveau par Heidelberg, Cousin revit Hegel comme il se l’était promis, et, cette fois, ce ne fut pas quelques heures et quelques jours, mais plusieurs semaines qu’il passa auprès de lui. Hegel venait de publier son Encyclopédie. Cousin essaya de la déchiffrer avec un des disciples du maître, Carové, avec qui il se promenait tous les matins dans l’Allée des philosophes, le manuel de Hegel à la main, l’un interrogeant, l’autre répondant. Le soir, on allait prendre le thé chez Hegel, que l’on consultait sur les endroits obscurs, mais « l’oracle lui-même n’était pas toujours fort intelligible. » Cousin profita de cette circonstance pour nous raconter la vie de Hegel, nous résumer sa philosophie et nous exposer les objections qu’il lui faisait, disait-il, mais qui nous paraissent un peu antidatées. Cette seconde partie du voyage[1] n’a plus le même caractère de fidélité et de vérité que la première. Ce ne sont plus des notes de voyage, c’est un travail sur Hegel fait après coup à propos de quelques souvenirs. Cependant, on peut y recueillir encore quelques traits intéressans. La conversation de Hegel était variée ; il aimait à causer d’art, d’histoire, de religion, de politique. Il traçait à grands traits une philosophie de l’histoire. En politique, il était libéral constitutionnel, mais grand ami aussi de l’autorité : à peine approuva-t-il plus tard la révolution de 1830. Il avait des préventions invincibles contre la religion catholique. Un jour, à Cologne, devant la cathédrale, voyant le petit commerce qui se fait à la porte des églises : « Mourrai-je, dit-il, sans avoir vu tomber tout cela ? » Il était indulgent pour les matérialistes du XVIIIe siècle, que Cousin combattait si vivement en France : « Ce sont, disait Hegel, les enfans perdus de notre cause ! » Dans l’histoire de la philosophie, il penchait du côté d’Aristote plutôt que du côté de Platon. Il avait une grande admiration pour le génie de Descartes : « Votre nation, disait-il, a assez fait pour la philosophie en lui donnant Descartes. » Il n’aimait pas Leibniz et ne le mettait pas dans

  1. Voyez cette seconde partie dans la Revue du 1er août 1866, Souvenirs d’un voyage en Allemagne.