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philosophie en la débarrassant des argumens pour ou contre l’existence de Dieu. Il ajoutait d’ailleurs que la raison pratique ne prouvait pas plus Dieu que la raison spéculative. La foi seule peut conduire à Dieu. Telle était alors la philosophie commune aux deux frères Schlegel. Frédéric Schlegel résumait ensuite en ces termes son jugement sur les philosophes de son temps : « Fries et Krug (kantiens) sont des hommes médiocres ; Bouterweck (jacobiste) est superficiel ; Hegel est subtil. A Berlin, il faut voir Schleiermacher. Les seuls hommes éminens de l’Allemagne sont Jacobi, Schelling et Baader. »

De Francfort Victor Cousin alla à Heidelberg voir le théologien Daub, que Schlosser lui avait recommandé. Daub lui dit que, s’il était curieux de philosophie, ce n’était pas à lui qu’il fallait s’adresser, mais à son collègue, le professeur de philosophie Hegel. Cousin connaissait à peine ce nom ; il l’avait seulement entendu prononcer par Schlegel, qui lui avait dit en passant que Hegel était subtil. Il hésitait donc à aller le voir, car il n’avait que peu d’heures à sa disposition ; il y alla cependant, « et ce jour-là, nous dit-il, la voiture partit sans moi, ainsi que le lendemain. » Il resta deux jours à Heidelberg, et noua ainsi avec Hegel une liaison et même une amitié intime qui ne se démentit jamais et dura jusqu’à la mort de celui-ci. Ce qu’il aima, ce qu’il admira dans Hegel, ce fut, nous dit-il, « un esprit de liberté sans bornes, qui soumettait à ses spéculations toutes choses, gouvernement, religions, arts, sciences, et qui plaçait au dessus de tout la philosophie. » Cousin fut donc subjugué et captivé, malgré le langage scolastique de Hegel, « par ces propositions plus hardies et plus étranges les unes que les autres, qui lui faisaient l’effet des ténèbres visibles de Dante. » Cette connaissance faite à Heidelberg décida Cousin à modifier le plan de son voyage. Il remit à l’année suivante l’Allemagne du Midi, c’est-à-dire Schelling et Jacobi, il se borna à l’Allemagne du Nord, et se proposa de revenir à Heidelberg pour revoir encore une fois Hegel avant de rentrer en France.

A Marbourg, il s’entretint avec Tennemann, le célèbre historien de la philosophie. « C’est un homme, dit-il, d’environ cinquante-cinq à soixante ans, de taille moyenne, grêle de corps et chétif de figure, d’une politesse extrême et qui me reçut fort bien. Malheureusement il ne parle pas français. J’essayai un peu d’allemand, que je ne pus soutenir, et nous fûmes réduits à nous entretenir en latin. » Tennemann, en philosophie, s’était arrêté à Kant, et il regardait sa philosophie comme la dernière conquête de l’esprit humain. Il niait que le kantisme fut le scepticisme. Lorsqu’il apprit que Cousin, l’année précédente, avait enseigné Kant à Paris, il n’en revenait pas, et il lui dit que, si ce n’était pas lui qui le disait, il ne