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envoyait la France. Privilège de la jeunesse perdu sans retour avec le charme de ces conversations où l’âme d’un homme se montre à l’âme d’un autre homme sans aucun voile, parce qu’elle la croit encore vierge de préjugés contraires, où chacun vous ouvre le sanctuaire de ses pensées et de sa foi la plus intime parce que vous-même vous n’avez pas encore sur le front le signe d’une religion différente ! Aujourd’hui que j’ai un nom, que je suis l’homme de mes écrits et d’un système, si peu personnel d’ailleurs que je me sois efforcé de le rendre, on s’observe avec moi ; les esprits se retirent dans leurs convictions particulières ; les cœurs même se resserrent, et, rançon assurée d’une réputation incertaine, à force d’être connu en Allemagne, j’y suis devenu étranger. Mais alors, au-delà du Rhin, j’étais accueilli comme l’espérance ; j’osais proposer toutes les questions, et on y répondait avec un entier abandon. Il n’y a qu’un printemps dans l’année, une jeunesse dans la vie, un fugitif instant de confiance entre les membres de la famille humaine. »

Victor Cousin commença son voyage par Francfort. Il y vit d’abord l’historien Schlosser, assez peu favorable à la philosophie de son pays. « Ce que vous connaissez de la philosophie allemande, lui dit-il, c’est-à-dire Kant, est précisément ce qu’elle a de mieux. Le reste ne vaut pas la peine d’être appris. » Il vit encore le philosophe Passavant, disciple du mystique Baader, qui essaya de lui faire connaître la philosophie de son maître. Baader était un disciple de Schelling passé au mysticisme et revenu depuis au catholicisme. Passavant donna à Cousin un petit traité de Baader sur l’eucharistie, dans lequel, entre autres profondeurs, on apprenait que Eva nous perdit et que Ave doit nous sauver, car Ave est l’anagramme de Eva. Mais la conversation la plus intéressante que Cousin ait eue à Francfort est celle de Frédéric Schlegel. Celui-ci était un écrivain très brillant qui avait débuté par un roman immoral, Lucinde, avait poussé à l’extrême la philosophie de Fichte, et était devenu, avec son frère Auguste et le philosophe Novalis, l’un des chefs de l’école romantique. Plein d’imagination et de mobilité, il avait épousé une femme juive, qu’il avait convertie d’abord au protestantisme, puis au catholicisme, auquel il s’était converti lui-même. « Aujourd’hui, dit Cousin, ils convertissent tous deux à qui mieux mieux. » Il dit à Cousin qu’une fois engagé dans Kant, il devait aller jusqu’à Schelling, et que la raison ne pouvait conduire qu’au panthéisme. Jacobi lui-même, inventeur de cet aphorisme, en était devenu la preuve. Auguste Schlegel, frère de Frédéric, avait dit la même chose à Paris l’hiver précédent, en affirmant que Kant avait rendu un immense service à la