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pour l’histoire de la philosophie française, car il nous donne la date à laquelle il faut faire remonter l’action immédiate de la philosophie allemande sur la nôtre. Depuis, et bien souvent, on a invoqué parmi nous l’autorité et le prestige des idées allemandes précisément contre la philosophie de Cousin : la justice veut que l’on reconnaisse que ces idées mêmes, retournées contre lui, viennent de lui, qu’il en a été le premier promoteur et initiateur[1].

Non-seulement ce voyage en Allemagne indiquait, dans la curiosité opportune dont il était le signe, une sagacité peu commune et une vue clairvoyante sur les besoins de la philosophie nouvelle, mais il fallait, pour en tirer les fruits que Victor Cousin en a tirés, les qualités propres de celui-ci, à savoir l’esprit d’audace, d’entreprise, d’autorité impérieuse et en même temps fascinante qui étaient les traits de son caractère. Pour un jeune homme de vingt-cinq ans, avoir l’audace d’aller trouver les hommes les plus illustres de l’Europe, les faire parler dans un mauvais français (ce qui humilie toujours quelque peu l’étranger), quelquefois en latin, quelquefois avec la nécessité de parler soi-même un mauvais allemand, arracher à des Allemands peu causeurs, peu communicatifs leurs confidences sur les idées, les systèmes, les personnes, il fallait pour cela la hardiesse, la volonté et l’esprit de domination et de séduction de Victor Cousin. Il voulait et cela suffisait. Cette curiosité juvénile, ardente, toute française, à l’égard de l’Allemagne charmait et entraînait ces vieux professeurs. L’Allemagne, en feignant de mépriser la France, l’a toujours enviée ; elle envie cette liberté, cette aisance, cette clarté, ce goût que nous portons en toutes choses, et, quelque fière qu’elle soit de sa profondeur, elle se sent gauche et embarrassée. Plaire à la France a toujours été l’ambition des grands Allemands : Frédéric, Goethe, Humboldt, Wagner (lequel ne nous a jamais pardonné de ne nous avoir pas plu). De là le succès de Cousin dans son voyage d’Allemagne. Lui-même a décrit dans une page admirable le charme de ces confidences philosophiques, arrachées par la jeunesse et que l’âge mûr n’obtiendrait pas. « J’avais aussi, nous dit-il, un bien grand avantage. J’étais jeune et obscur ; je ne faisais ombrage à personne ; j’attirais les hommes les plus opposés par l’espoir d’enrôler sous leurs drapeaux cet écolier ardent et intelligent que leur

  1. On a dit que M. Victor Cousin n’a pris de la philosophie allemande que des généralités, et qu’il n’est pas entré dans la technique des questions. Cela est vrai, mais ceux qui l’ont suivi n’ont guère fait autrement. MM. Vacherot, Renan, Ravaisson, qui, après une éclipse momentanée des idées allemandes préconisées par Victor Cousin, ont remis de nouveau ces idées en circulation, se sont également bornés aux sommités des questions ; ils se sont inspirés de l’esprit et ont laissé la lettre. A plus forte raison, cela était-il permis à celui qui ouvrait la voie.