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lieu ? Et celle-ci, dont l’éloquence était au moins égale à celle de son auditeur, et dont la conversation, nous dit-on, était plus souvent un monologue qu’un dialogue, avait-elle pu ne pas lui parler de philosophie et, en particulier, de philosophie allemande ? N’était-elle pas là sur son véritable terrain et aussi sur celui de Cousin, qui précisément, à la même époque, enseignait à la faculté des lettres la philosophie de Kant ? Je ne doute pas que ce ne soit dans ces conversations avec Mme de Staël ou avec Auguste Schlegel, dans la lecture de l’Allemagne[1] ) que Victor Cousin prit sa première idée de voir cette Allemagne qui, après nous avoir battus sur les champs de bataille, allait encore nous conquérir par la pensée et dans le domaine des lettres. Goethe, comme Shakspeare, allait devenir l’idole de la jeune école romantique. Schelling et Hegel, de leur côté, allaient devenir les inspirateurs de la nouvelle philosophie. Mais n’allons pas si vite ; nous n’en sommes encore qu’à la curiosité. Néanmoins l’idée seule d’aller en Allemagne indiquait de la part du jeune professeur une vue claire des nécessités nouvelles de la philosophie. La France commençait à échapper à l’empire de Condillac. Depuis cinq ou six ans, elle s’était tournée du côté de l’Écosse ; mais la philosophie de Reid commençait à son tour à être aussi épuisée en Écosse que la philosophie de Condillac en France. Cousin lui-même en était un peu las : « J’en avais assez, nous dit-il, de la philosophie écossaise. » Au contraire, la vie philosophique était, en Allemagne, dans toute sa verdeur et sa fécondité. Kant, Fichte et Schelling étaient encore tout vivans ; Hegel allait paraître et remplir de son empire les quinze ans qui le séparaient encore de la mort. Connaître par soi-même ce grand mouvement, voir les hommes, causer avec eux, s’inspirer de leurs idées pour enrichir le génie français, c’était là un genre de curiosité qu’aucun philosophe n’avait encore eu, en France, et qui rappelle les voyages des anciens philosophes grecs. Victor Cousin nous a laissé de ce voyage un journal qui est un écrit charmant[2]. La vie, le mouvement, la liberté de ton, la précision brève des descriptions, les portraits des hommes, quelques anecdotes çà et là, tout cela compose un tableau aussi vrai qu’attachant de l’Allemagne en 1817, surtout au point de vue philosophique, mais sans que l’auteur ait négligé le point de vue littéraire et politique, et même le côté pittoresque. Ce morceau est particulièrement intéressant

  1. Il y avait encore à cette époque, en France, quelqu’un qui connaissait très bien l’Allemagne : c’est Stapfer. Cousin l’a-t-il connu ? Nous ne le savons pas directement ; mais comme Stapfer était lié avec Maine de Biran, avec Royer-Collard, avec Guizot, il est bien peu probable que Cousin ne l’ait pas connu et rencontré quelquefois.
  2. Il a été publié dans la Revue sous ce titre : Promenade philosophique en Allemagne, 1er octobre 1857.