Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I

Il y a peu de chose à dire sur la biographie de Victor Cousin avant l’époque où il a débuté dans l’enseignement philosophique. Né en 1792 à Paris, dans la Cité, il était, comme J.-J. Rousseau, le fils d’un horloger. Il fit au lycée Charlemagne les études les plus brillantes. En 1810, il eut le prix d’honneur de rhétorique et tous les premiers prix au concours général, sauf un seul, le prix de vers latins ; et encore raconte-t-on qu’il avait mérité ce prix, et qu’il l’aurait obtenu si, dans sa pièce de vers, dont le sujet était le cimetière du Père-La-Chaise, ayant rencontré sur sa route le tombeau d’Héloïse, il n’eût fait quelque allusion un peu trop vive aux amours de cette illustre héroïne. Immédiatement après sa rhétorique, il entra à l’École normale, qui venait de s’ouvrir, et il fut le premier de la première promotion. Il est donc en quelque sorte le chef de section de l’École normale tout entière dans toutes ses générations. Après ses deux années d’école (car je crois qu’on ne restait que deux ans alors), il fut nommé répétiteur, mais pour la littérature et comme auxiliaire de Villemain, dont il avait été l’élève. C’est seulement en 1815 qu’appelé par Royer-Collard à la suppléance de la faculté des lettres, il entra dans l’enseignement philosophique. Il avait vingt-trois ans. À ce moment, si décisif pour lui et pour la philosophie française, que savait-on autour de lui ? que savait-il lui-même en philosophie ?

La philosophie française, depuis le XVIIe siècle jusqu’au commencement du XIXe, peut se diviser en deux grandes périodes et en deux grandes écoles : l’école de Descartes, qui date de 1637 avec le Discours de la méthode, et l’école de Condillac, qui commence en 1754 avec le Traité des sensations. Ces deux écoles, si différentes pour tout le reste ont cependant un caractère commun ; elles sont l’une et l’autre une rupture absolue avec le passé. Descartes avait complètement répudié la philosophie d’Aristote, à laquelle il ne reconnaissait aucune valeur et dont il n’y avait à tirer, suivant lui, aucune vérité[1]. Sous ce rapport, le XVIIIe siècle resta, fidèle, comme le XVIIe à la tradition cartésienne. Pas un philosophe, pas un penseur, au temps de Voltaire, n’aurait eu l’idée d’aller chercher quelque vérité dans la Métaphysique d’Aristote, dans sa Physique, dans son Traité de l’âme. Platon du reste n’était pas mieux traité ; en

  1. « Je dis hardiment que l’on n’a jamais donné la solution d’aucune question suivant les principes de la philosophie péripatéticienne, que je ne puisse démontrer être fausse ou non recevable. » (Lettre au père Dinet, Oeuvres, t. IX, p. 27.)