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pris en horreur aussitôt non pas son crime, mais lui-même, ou du moins il a désespéré de lui. Ne s’est-il pas tout d’un coup senti dépouillé de sa personne morale, de ce patrimoine d’idées et de sentimens qu’il avait hérité du vieux Gian Battista et cultivé par sa volonté? Ce patrimoine volé, il s’est demandé avec angoisse s’il ne fallait pas le résigner, si la race des Torelli ne le réclamait pas, si le bâtard du monstre pouvait encore le porter. Lorsqu’il reparaît au troisième acte, après une nuit passée à rouler ce scrupule, il n’hésite pas devant son crime ; il hésite plutôt s’il en est encore digne; c’est de lui-même qu’il est ennemi autant que du tyran. Aussi, comme avant l’aurore les lions florentins dressés sur la place de Pise ont été salis par des inscriptions factieuses, comme Barnabo déclare que dix prisonniers périront à moins que le coupable ne se déclare, Severo s’avance pour fuir la vie par cette porte : il s’accuse; et ce n’est qu’après que Barnabo lui-même la démenti, après qu’il lui a soufflé à l’oreille l’injurieuse raison de sa pitié, ce n’est qu’alors que Severo aperçoit l’horrible alternative : « Parricide ou parjure ! »

Des deux termes de ce dilemme, j’ai montré par quels vains efforts on voulait affaiblir le premier; on a tâché de même de ruiner le second. Severo, a-t-on dit, s’effraie du parjure comme d’un sacrilège, parce qu’il a juré sur l’hostie : mais un Italien de la renaissance ne s’embarrasse pas d’un tel serment, comme ferait au XVIIe siècle un janséniste. — La chicane a de la finesse; mais le chicaneur oublie que Severo, l’austère jeune homme, le pur élève de Gian-Battista, n’est pas présenté comme un de ces gaillards en cotte de mailles et pourpoint de velours qui renouvellent aux abords du XVIe siècle la libre vie du paganisme. Aussi bien la critique perd toute autorité lorsqu’elle insinue que cette pensée catholique est introduite dans le drame pour plaire à « la droite de l’Académie. » Le caractère de M. Coppée, toute sa vie publique d’artiste démentiraient cette hypothèse bizarre si l’ouvrage ne suffisait à se justifier lui-même; M. Sardou, dans la Haine, n’a-t-il introduit un évoque et ne lui a-t-il prêté des sentimens chrétiens que pour s’attirer un titre de comte du pape? Soutenir cette fable-ci ne serait guère moins puéril que celle-là.

D’ailleurs, s’il est parjure, Severo ne sera pas seulement traître à la religion, mais à la patrie, à lui-même, dont la foi civique ni la haine n’est dissoute par la crainte du parricide. Ainsi le dilemme garde contre lui toute la force qu’il peut avoir et l’étreint jusqu’à lui faire de nouveau souhaiter la mort. Dans une lamentation touchante, le jeune homme fait ses adieux à la nature, aux espérances d’amour, à ce monde qui lui souriait hier et maintenant lui paraît infecté de venin. Cependant le poète imagine de lui redonner un instant le goût de la vie, par un répit après lequel il retombera plus bas. Une femme se glisse auprès de Severo et lui murmure de douces paroles : l’amour