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Voilà qui semble assez fort contre le drame de M. Coppée ; on ne m’accusera pas d’avoir diminué une objection capitale ni celé aucune de ses conséquences. L’une de celles-ci pourtant peut nous mettre en garde contre les autres et le parti qu’on en tire : j’ai désigné la dernière. « Pour finir ainsi, ne valait-il pas mieux finir plus tôt? » C’est une question ou plutôt un reproche que le spectateur impatient peut faire à beaucoup de héros de tragédie. S’ils avançaient le dénoûment jusqu’au second acte, ils s’épargneraient les trois cinquièmes de leurs tourmens. Il faut examiner cependant s’ils pourraient, en effet, l’avancer, ou s’il est nécessaire que certaines délibérations et certaines épreuves justifient la fin. On nous permettra, dans l’espèce, de faire loyalement cette enquête.

Severo, dit-on, en tuant Spinola, ne serait pas un franc parricide. — Mais, s’il devait l’être, il ne pourrait même pas penser à ce meurtre, et M. Coppée ne l’eût pas choisi pour héros! Combien de francs parricides aperçoit-on sur la scène antique ou moderne ? Œdipe ? Mais Œdipe ignorait que Laïus fût son père, comme Gennaro ignore que Lucrèce Borgia est sa mère, comme Otbert, des Burgraves, méconnaît Fosco. Oreste? Mais Oreste obéit aux dieux; il faut que Pylade, au moment de l’action, lui rappelle qu’il est l’exécuteur de leur justice, et lui-même signifie l’arrêt à Clytemnestre, comme prononcé par une puissance qui leur est supérieure à tous deux : « Le destin a décidé votre mort! » Hamlet? Mais, en lui commandant de le venger, son père lui défend de rien entreprendre contre sa mère; il outrage cette mère dans ses fureurs, mais cependant il l’épargne, et même, à la fin, c’est elle presque autant que son père qu’il venge sur Claudius. J’ai beau tourner mes regards, je ne découvre guère que deux parricides : le Brutus de Voltaire et la Béatrix Cenci de Shelley[1]. On se rappelle que Voltaire s’est avisé de tirer parti du mot fameux : « Et toi aussi, mon enfant! » et de feindre que Brutus est né d’un « hymen secret » de César; ainsi a-t-il renchéri sur le pathétique de l’histoire et de Shakspeare ! Mais son Brutus n’est qu’une ombre d’avocat, laquelle dispute sur la politique avec une ombre de tyran: on ne saurait le compter parmi les vivans héros de théâtre. Y faut-il admettre Béatrix Cenci? Mais c’est une créature symbolique, une personnification de l’innocence et de la justice : supérieure à son père, elle porte une sentence contre lui et l’exécute; elle est, aussi bien, supérieure à l’humanité ; elle est l’ange exterminateur qui rend à l’enfer ce qui est à l’enfer. Ainsi, de francs parricides, il ne s’en trouve point à la scène, — sauf peut-être en quelque mélodrame judiciaire; — il ne peut s’en trouver, et par une raison toute simple : c’est que leur crime ne saurait avoir de causes suffisantes et qui éveillent l’intérêt.

  1. Les Cenci, drame de Shelley, traduction de Tola-Dorian; Lemerre, éditeur, 1883.