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en trouvent même plus que jamais depuis qu’on a reconnu l’efficacité du tir à outrance, car, ce tir, elles peuvent l’exécuter et même d’une façon bien plus terrible que les fusils. Une batterie de six canons à balles (c’est le nom officiel de ces engins), dont chacun lance vingt-cinq projectiles, équivaut à 150 fusils, c’est-à-dire à plus d’une demi-compagnie. Mais ces 150 fusils-là ont une grande portée, leur trajectoire est tendue, en d’autres termes, elles rasent le sol sur un plus long espace, leur tir peut être réglé. L’affût qui les porte est inaccessible à l’émotion, il ne bronche pas, il ne se fatigue pas, au lieu que le tireur tremblant, nerveux ou simplement fatigué, ne peut maintenir la fixité de son arme. Chacune des six mitrailleuses lançant ses vingt-cinq halles horizontalement, en éventail, à des hauteurs différentes, balaie le terrain par nappes de feu bien étagées qui ne peuvent manquer de rencontrer l’ennemi dans leur zone d’action. Le pointage, réglé une fois pour toutes, n’est pas dérangé par le recul, attendu que les percussions produites sur l’affût sont insensibles. Les colonnes d’attaque seront donc fauchées à coup sûr.

Il est incontestable que les choses ne se sont point passées ainsi en 1870 et qu’après avoir été épouvanté par le crépitement terrible des mitrailleuses on s’est fort enhardi en reconnaissant qu’elles étaient assez inoffensives. Mais, a dit le prince de Ligne,» tout ce qui regarde les mathématiques mécaniques doit dépendre des expériences et de leur accord avec la tactique. » Le tout n’est pas que l’instrument soit bon, il faut encore savoir s’en servir. Nulle part on n’éprouve plus que dans les choses militaires cette vérité usuelle qu’un bon ouvrier avec un mauvais outil fait plus de besogne qu’un mauvais ouvrier avec un excellent outil. Or on a mal employé les mitrailleuses : on avait mal compris les nécessités tactiques spéciales de cette nouvelle arme. On ne commençait pas le feu d’assez loin. On ne cherchait pas à utiliser les extrêmes portées du tir. On ne songeait pas à fouiller les revers des plis du terrain en employant les feux indirects, ni à profiter de ce que la trajectoire courbe s’accommode mieux de la convexité des croupes que de l’horizontalité des plaines. Enfin et surtout, cette méthode si judicieuse des hausses échelonnées et surtout des nappes de feu superposées, bien peu d’officiers la connaissaient : aucun ne l’avait pratiquée. On avait fait tant de mystère autour de la nouvelle invention que ceux là même en ignoraient les secrets et les particularités qui étaient appelés à les employer. On a, en ce pays-ci, l’habitude de laisser toutes choses dans l’ombre, parce qu’on sait que l’ombre grandit les objets. On ne les met au grand jour qu’au dernier moment, à l’heure du besoin, et on est tout étonné que les uns disent : « Je n’y vois rien, » et les autres : « Ce n’est que cela. » Pareil mécompte n’a-t-il pas été constaté