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s’accordent pour l’appeler feu infernal, feu à outrance, feu endiablé. Il s’est fait là une consommation de munitions qui passe tout ce qu’on a coutume d’imaginer. Dès que les Russes commencent à avancer, les lignes turques pétillent comme un fagot bien sec qu’on jette au four. Les tireurs sont commodément installés dans des tranchées, derrière des parapets. A côté d’eux se trouvent des caisses pleines de cartouches[1] ; ils n’ont qu’à allonger le bras et à prendre : les provisions sont inépuisables. Chaque soldat a en main un fusil Martini-Peabody, pour le tir aux grandes distances, mais il y a à sa portée un fusil Winchester à 7 coups, tout chargé : c’est sa réserve pour le cas d’un assaut. Ses chefs ne lui crient pas de ménager ses munitions, d’épauler, de viser avec soin. Le mot d’ordre est de tirer, de tirer toujours. D’épauler, il ne saurait être question : le recul serait trop pénible à supporter. De plus, l’ennemi est à 3,000 pas et la graduation de la hausse ne va pas jusque-là. Les Turcs tiennent leur fusil sous un angle de 20, 30 ou 40 degrés: on dirait qu’ils visent le ciel. Ils tirent « dans le bleu, » pour employer cette expression qui a fait fortune. Leurs balles, lancées sous de grands angles, vont à l’extrême limite de la portée. Toutes ne sont pas meurtrières, loin de là. Mais cette fusillade sans intermittence effraie, énerve, démoralise, anéantit l’assaillant. L’air est sillonné de balles lancées à tort et à travers, « au petit bonheur. » Les Russes se sont avancés avec calme, méthodiquement, courageusement; leurs chefs, qui sont de l’école de Souwarof, leur rappellent que la baïonnette est sage, mais que la balle est folle ; gravement, l’arme sur l’épaule, ils s’approchent pour n’ouvrir le feu qu’à bonne portée, lorsqu’ils pourront utiliser leurs hausses et viser selon les règles. Ils n’ont pas de réserves indéfinies de munitions, eux, et ils ne veulent pas dépenser en pure perte le peu de cartouches qu’ils portent. Mas ils ne sont pas encore arrivés à la distance prescrite pour charger leurs fusils que déjà la démoralisation est dans leurs rangs. Pendant tout 1 kilomètre, ils ont été excités par ces incessans sifflemens courts et stridens qui cinglent l’air. Et il leur reste encore 1 kilomètre à franchir avant qu’ils puissent attaquer leur ennemi à la baïonnette, ce qui, leur a-t-on dit, est la partie décisive de l’action ! On comprend qu’ils tombent alors dans cet état de prostration et d’hébétude que le colonel Kouropatkine a si bien décrit. On conçoit qu’une des plus braves armées de l’Europe ait reculé à plus d’une reprise, sans pourtant perdre grand monde. Mais on s’explique aussi facilement qu’on ait eu raison de cette disposition nerveuse. Du jour où les soldats ont compris que toute

  1. Chacun d’eux, dit le général Totleben, avait sur lui 100 cartouches et à côté une caisse qui en contenait encore 500.