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comme lui, les romans de Marivaux seraient moins « originaux; » et ils seraient moins « médiocres » s’ils étaient les copies de quelque chose de plus original qu’eux-mêmes. Si Marivaux eût moins « inventé, » son œuvre serait placée plus haut dans l’histoire de la littérature, mais ses « inventions » lui assurent une place considérable encore dans l’histoire littéraire.

Ce que le baron de la Grimallière, — comme l’appelait familièrement sa grande impératrice, — eût pu dire, c’est que des copies telles que Clarisse et telles que Tom Jones ayant, pour ainsi parler, dégagé visiblement des romans de Marivaux ce qu’ils contenaient d’indiscernable peut-être à tout autre œil que celui d’un Richardson ou d’un Fielding, les romans de Marivaux en prenaient aussitôt dans l’histoire du roman une valeur toute nouvelle. Il eût dû le dire, et, moins préoccupé d’être impertinent, plus soucieux d’être juste, il était capable de le dire. Par là se serait trouvée dès lors conciliée la diversité des appréciations dont l’œuvre de Marivaux a été, est encore, et, comme nous l’avons dit, sera longtemps l’objet. Car les uns, dans Marianne et dans le Paysan parvenu, reprochent à Marivaux, avec un peu de sévérité peut-être, de n’avoir pas mis toutes les qualités que la suite a prouvé que son genre comportait ; et les autres, avec un excès d’indulgence, y admirent les commencemens de ce qui l’a suivi. Ceux-ci lui tiennent compte, avec un peu d’exagération, de ce qu’il a voulu faire; ceux-là n’y voient, avec un peu d’injustice, que ce qu’il a effectivement réalisé. Pour nous, en tout état de cause, nous devons conclure que l’on ne saurait traiter sans beaucoup de ménagemens l’homme qui, le premier, sachant ce qu’il voulait et ne manquant que de la force nécessaire pour y réussir, a dirigé le roman moderne dans la voie où il devait rencontrer ses chefs-d’œuvre. Tels de nos romans contemporains, en effet, s’ils étaient datés du XVIIIe siècle, passeraient certainement pour être, jusque dans la forme et la donnée principale, inspirés de Marianne : je citerai entre autres le chef-d’œuvre de Charlotte Brontë : Jane Eyre; et le chef-d’œuvre au moins de la dernière manière de George Sand : le Marquis de Villemer. Mais si j’ajoute là-dessus que, dans la littérature moderne, en France comme en Angleterre, il n’y a pas de roman de mœurs où l’on ne retrouve au fond quelque chose de Marivaux, c’en sera sans doute assez, — quelque opinion personnelle que l’on ait de Marianne et du Paysan parvenu, — pour que l’on ne me reproche pas d’avoir parlé trop longtemps de celui que j’appellerais volontiers le plus sérieux de nos auteurs légers.


FERDINAND BRUNETIERE.