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Goriot et d’Eugénie Grandet, — ait beaucoup lu le Spectateur français. La rencontre que voici n’en est que plus curieuse à noter. « Paris fourmille de beaux esprits; il n’y en eut jamais tant, mais il en est à peu près d’eux comme d’une armée; il y a peu d’officiers-généraux, beaucoup d’officiers subalternes, un nombre infini de soldats. J’appelle officiers-généraux les auteurs qu’en fait d’ouvrages de goût le public avoue pour excellens. Après eux sont les médiocres, comme les officiers subalternes... » Peu s’en faut qu’il ne propose l’institution des maréchaux littéraires... On n’en finirait pas si l’on voulait relever dans les œuvres de Marivaux tout ce qu’il y a de commencemens de ce qui l’a suivi. M. Larroumet n’a-t-il pas retrouvé dans le Spectateur français une substitution de personnes qui lui a rappelé l’Aventure de Ladislas Bolski? et M. J.-J. Weiss ne reconnaissait-il pas la situation psychologique de Ruy Blas dans le Jeu de l’amour et du hasard?

A voir tous ces rapprochemens, ceux qui font cas, dans la littérature et dans l’art, de l’invention par-dessus tout, n’en estimeront que davantage l’auteur de Marianne, et sentiront redoubler pour lui une admiration qu’ils pourront autoriser par des raisons nouvelles. Mais ceux qui savent combien un tel mérite est peu de chose se demanderont, au contraire, si ce ne serait pas pour avoir tant inventé que Marivaux demeure, au théâtre même, et surtout dans le roman, du deuxième ou du troisième rang. Car, tant et de si diverses inventions décèlent un esprit inquiet, qui cherche à mesure qu’il écrit, qui ne trouve pas toujours, et, en tout cas, qui ne compose pas pour exprimer ce qu’il pense, mais plutôt ce qu’il aurait voulu penser. On doit ajouter que, dans la littérature comme dans l’art, il n’a été donné qu’à bien peu d’hommes de conserver pour eux-mêmes au regard de la postérité le bénéfice et la gloire de leurs vraies inventions. Tulit alter honores.

Il y en a une raison profonde : c’est qu’aucune invention n’est parfaite dès sa naissance et que d’aucune nouveauté l’esprit humain ne semble capable de tirer d’abord tout ce qu’elle contient. Dans l’histoire même de la science, la célébrité des inventeurs n’est souvent que rétrospective ; elle dépend au moins pour une grande part de l’application que d’autres qu’eux ont su faire de leurs découvertes; et l’éclat de leur nom n’est assez communément qu’un reflet dont les illumine l’éclat du nom de ceux qui les ont suivis. Ce qui est à moitié vrai de l’invention scientifique l’est presque entièrement de l’invention littéraire. Un sentiment nouveau dans la poésie, une situation neuve au théâtre, une donnée originale dans le roman ne rendent presque jamais sous la main de celui qui les y a le premier introduites ce qu’elles contiennent de puissance ; et il semble