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l’excédent de chaque classe qu’avec les ressources actuelles on ne saurait faire passer sous les drapeaux. Au lieu de créer des dispenses inutiles, stériles, il serait beaucoup plus sage d’en créer de fécondes, d’établir une sorte de prime à l’émigration, d’exonérer plus ou moins complètement du service les Français qui iraient exercer une industrie dans nos colonies. Ce serait, comme le remarquait la chambre de commerce de Bordeaux, suivre les traditions de Colbert, qui entourait de tant de considération les colons français, et faire disparaître à tout jamais les mœurs casanières qui nous ont été si fatales.

Par malheur, la logique de l’égalité quand même et à tout prix s’oppose à une aussi sage mesure. Il faut que tout le monde passe dans l’armée, dût l’armée étouffer et la nation périr. Sans cela on ne pourrait pas se vanter d’avoir accompli de grandes réformes démocratiques et détruit les derniers privilèges qui existent en France : ceux de l’intelligence et du travail. Soit ! Mais alors ne parlons plus de politique coloniale et d’expansion extérieure; car, dans les conditions où l’on va se placer, la politique coloniale serait une duperie, l’extension extérieure une pure et simple illusion. On ne saurait nier que, parmi les opérations aléatoires, la plus aléatoire de toutes est celle qui consisterait à dépenser des millions et à faire périr des milliers de soldats pour conquérir des territoires que nous ne pourrions pas exploiter nous-mêmes, qui deviendraient immédiatement la proie de nos rivaux commerciaux. Nous avons à lutter contre des nations comme l’Angleterre et les États-Unis, qui n’ont point de service militaire, ou contre des nations qui en ont un cent fois moins dur que le nôtre. Il est donc bien clair qu’il serait insensé de notre part de purger, par exemple, le Tonkin de toute piraterie, d’ouvrir le Yun-nan au commerce, pour qui? Pour des étrangers qui y remplaceraient les nombreux jeunes gens que nous garderions, nous, sous les drapeaux. Il y a une contradiction flagrante entre les projets coloniaux, dont nous faisons tant de bruit, et les projets d’égalité militaire et de démocratie de caserne, dont nous ne nous vantons pas moins bruyamment. Entre les uns et les autres le choix est forcé; car prétendre les mener de front serait tenter de concilier les contraires. Il est possible que ceux qui les célèbrent tous avec le même enthousiasme ne s’en rendent pas compte. La politique aujourd’hui est dirigée avec une telle légèreté, une telle ignorance, une telle étroitesse d’esprit qu’on ne semble pas s’apercevoir que les questions y sont liées entre elles, que la solution qu’on donne à chacune d’elles influe sur toutes les autres. On cherche à avoir des colonies, et par le socialisme d’état on retient les capitaux à l’intérieur, tandis que par le service obligatoire, poussé à ses extrêmes conséquences, on