Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/888

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ordinaire des Dorante et des Lélio, des Araminte et des Silvia ? Je n’établis sans doute, comme on le peut bien penser, aucune comparaison entre cette pochade et ce merveilleux, ou plutôt prestigieux Neveu de Rameau, le chef-d’œuvre de Diderot peut-être, et en tout cas l’un des chefs-d’œuvre de la langue française. Le rapprochement n’en a pas moins son intérêt, pour ne pas dire son éloquence. Diderot, dans sa Religieuse, n’a pas « imité » Marianne ; il n’a pas davantage « imité » l’Indigent philosophe dans son Neveu de Rameau ; cela va sans dire. Il reste pourtant vrai que, dans l’un comme dans l’autre cas, Marivaux a précédé Diderot, et qu’il a deviné, vingt-cinq ou trente ans avant lui, le parti que l’art tirerait un jour de l’un et l’autre de ces sujets : la religieuse cloîtrée malgré elle et le parasite éhonté, tel que l’offraient à l’observation les cafés plus ou moins littéraires du XVIIIe siècle : le café Procope ou le café Gradot. Il y, a trois ou quatre générations de la décadence entre les joyeux fripons du roman de Le Sage et les « indigens » déjà « philosophes » de Marivaux. — Nous avons indiqué, d’autre part, ce qu’il avait d’identique dans les théories de Marivaux sur le roman, et celles que Diderot développera bientôt dans ses Entretiens sur le fils naturel.

Les rapports ne sont pas moins curieux entre quelques pages de Marivaux et quelques pages du citoyen de Genève. — On sait, par les Confessions, que Marivaux fut l’un des premiers hommes de lettres à qui s’adressa Rousseau, qu’il retoucha même la petite comédie de Narcisse, et que Rousseau n’en parla jamais qu’avec affection et respect. La bibliothèque de Neufchâtel possède le manuscrit d’une autre comédie de Rousseau, détestable d’ailleurs et heureusement inachevée. Elle est intitulée : Arlequin amoureux malgré lui, et les personnages s’y appellent Arlequin et Nicaise, Épine-Vinette et Fleur-d’Orange. C’est du Marivaux tout pur, moins la grâce et moins le bel esprit. Ailleurs, en un certain endroit des Effets surprenans de la sympathie, la désespérée Clarice, voulant à toute force poursuivre l’insensible Clorante, tient ce discours à sa suivante : « Mon dessein est de me déguiser, de manière qu’en changeant mon sexe, je puisse sûrement échapper à la curiosité de ceux qui me regarderont. L’habit arménien m’a paru le plus convenable, il faut donc dès à présent que tu tâches de m’en avoir un. » Il est difficile de ne pas rapprocher le passage bien connu des Confessions. « Peu de temps après mon arrivée à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances qu’on m’y laisserait tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’était pas une idée nouvelle, elle m’était venue diverses fois dans le cours de ma vie. » Et nous aussi, diverses fois, l’idée nous est venue que Jean-Jacques était capable d’avoir romancé son existence avec les