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genres en histoire comme des espèces dans la nature. Ni les uns ni les autres n’atteignent tout d’un coup toute leur perfection. Un Corneille même ou un Racine, dans notre littérature nationale, s’ils fussent nés cinquante ou soixante ans plus tôt, contemporains de la Pléiade, ne seraient sans doute ni Corneille ni Racine; et, en supposant que leur génie, malgré la confusion de la langue et malgré l’enfance de l’art, eût eu la force de se faire jour, leurs œuvres ne seraient assurément pas ce qu’elles sont : l’immortelle expression de la tragédie française. Pour porter un genre à sa perfection, ou pour le mettre seulement en pleine possession des moyens qui doivent plus tard l’y conduire, ce n’est pas trop d’une suite ininterrompue d’efforts et d’une longue succession d’écrivains. Les efforts sont diversement heureux, et il arrive aux écrivains de valoir mieux que leur œuvre. Tel fut un peu le cas de Marivaux. Si les chefs-d’œuvre de son théâtre sont de beaucoup au-dessus de ses meilleurs romans, l’une des causes en est que le théâtre français du XVIIIe siècle, tragique et comique, avait non-seulement atteint la perfection, mais à peu près épuisé la fécondité de son genre, tandis que le roman de mœurs en était à se chercher lui-même et ne réussissait pas encore à se trouver. Tout le monde sentait, comme on dit, qu’il y avait quelque chose à faire, mais personne encore ne l’avait fait; capable de le tenter, Marivaux n’était pas de force à le faire, et il ne l’a pas fait : voilà tout le mystère de ce qu’il y a de mêlé dans son œuvre, et voilà tout le secret des contradictions auxquelles son nom demeure en butte. Précisons par quelques exemples.

On avait pu reprocher à Gil Blas, non pas, à proprement parler, l’invraisemblance ni même la complication, mais à tout le moins l’accumulation et la quantité des aventures; on put reprocher à Marianne le manque de véritable intérêt romanesque et le fastidieux excès des réflexions. Lorsque parut la troisième partie de Marianne, quelqu’un fit observer que c’était beaucoup peut-être qu’un volume tout entier pour conduire l’héroïne depuis midi jusqu’à six heures du soir. Sur ce pied-là, disait assez plaisamment ce vilain abbé Desfontaines, Dieu nous garde qu’elle vieillisse ! car la vie des autres, en vérité, ne suffira pas à lire l’histoire de la sienne. Mais on avait pu dire, avec tout autant de raison, que la durée normale d’une existence humaine aurait difficilement contenu tout ce qui se presse d’événemens dans celle de Gil Blas. Trop de faits donc dans Gil Blas, trop de métaphysique dans Marianne. Ferons-nous là-dessus un mérite propre à Le Sage de sa fertilité d’invention ou un grief à Marivaux de la pauvreté de la sienne? Mais nous dirons plutôt, et nous serons plus justes, qu’y ayant un équilibre à établir entre ce que le roman peut supporter d’aventures et ce qu’il doit enfermer d’observation morale, la gloire de l’avoir fixé