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clandestines que je faisais sur lui ; il n’aurait pas été honnête de paraître soupçonner l’attrait qui l’attirait, et d’ailleurs j’aurais tout gâté si je lui avais laissé apercevoir que je comprenais ses petites façons. » Il me semble qu’il y a quelques rapports entre cette « ingénue » de seize ans, et ce que l’on pourrait appeler une « rouée. » Car, malheureusement pour elle et pour Marivaux, c’est qu’elle sait très bien l’espèce d’attrait qui attire ce Valville. «Qu’une femme soit un peu laide, il n’y a pas grand malheur, si elle a la main belle : il y a une infinité d’hommes plus touchés de cette beauté-là que d’un visage aimable; et la raison de cela, vous la dirai-je? Je crois l’avoir sentie. C’est que ce n’est point une nudité qu’un visage, quelque aimable qu’il soit; mais une belle main commence à en devenir une, et, pour fixer de certaines gens, il est bien aussi sûr de les tenter que de leur plaire. » Je pourrais multiplier les exemples. Ils seraient plus nombreux et quelques-uns surtout plus démonstratifs que le lecteur ne les supporterait: ici la main, et là le pied, tantôt « la gorge, » tantôt « la jambe, » et, toutes les fois qu’il en trouve occasion, « ce charmant négligé si convenable aux aimables femmes, parce que, bien loin de distraire les regards par d’inutiles ornemens, il leur laisse la liberté de ne s’occuper que de la personne. » J’ai quelque peine au moins à reconnaître là des traits d’un moraliste, ou plutôt je ne comprends pas très bien comment on l’a pu lire pour vouloir faire à Marivaux, depuis quelques années, cette réputation étrangement usurpée. On me permettra d’insister; il s’agit de n’être pas dupe, et il s’agit surtout de fixer un point de l’histoire du roman français.

Que Marivaux ait affecté des prétentions de moraliste et qu’il ait peut-être cru sincèrement servir les mœurs en écrivant sa Marianne et son Paysan, je n’y veux point contredire. En tout temps, et notamment au XVIIIe siècle, la prétention a toujours été celle des auteurs dramatiques ou des romanciers à qui l’on reprochait la vivacité, pour ne pas dire la licence de leurs peintures. «Si l’on m’apprenait, disait Marivaux, que mes écrits eussent corrigé quelques vices ou seulement quelques vicieux, je serais vraiment sensible à cet éloge. » L’intention est louable; mais l’auteur de Monsieur Nicolas, Restif de La Bretonne, en a dit tout autant, sinon davantage, au point que l’on ne sait, quand on le lit, de quoi l’on doit s’indigner le plus: de l’énormité de ses peintures ou de l’impudence de ses déclamations. Ce qui demeure certain, c’est que les contemporains de Marivaux ne s’y sont pas trompés. Nous pouvons invoquer là-dessus le témoignage d’un homme qui fait autorité dans la matière; c’est Diderot que je veux dire. A deux ou trois reprises, Diderot n’a pas hésité à classer Marivaux (et de son vivant même) dans la compromettante société des Duclos et des Crébillon