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bien éloignée de sentir que c’en est un; je ne sais pas même si je le pense. Ce billet que je viens de vous donner, je le regrette; peu s’en faut que je ne vous le redemande; je voudrais le ravoir; mais ne m’écoutez point, et, si vous le lisez, comme vous en êtes la maîtresse, puisque je ne vous cache rien, ne me dites jamais ce qu’il contient, je ne m’en doute que trop ; et je ne sais ce que je deviendrais si j’en étais mieux instruite.


Si j’ai cité toute la page, c’est qu’il importait de marquer le point le plus élevé que l’éloquence de la passion ait atteint dans l’œuvre entière de Marivaux. Mais cette éloquence ne se soutient pas longtemps, et la page est à peu près unique. Très expert à trouver des justifications, Marivaux, sur un pareil reproche, eût sans doute répondu que, s’il n’a pas peint plus souvent la passion, c’est qu’au fait il ne l’a pas plus souvent rencontrée dans la vie réelle. Ou plutôt il s’était défendu par avance en mettant cette vérité dans la bouche de son paysan, « qu’il y a bien des amours où le cœur n’a point de part, » qu’il y en a même « plus de ceux-là que d’autres, » que « dans le fond, c’est sur eux que roule la nature, » et qu’il ne saurait être tenu d’être plus réel que la réalité. La justification achève de limiter le cercle où se meut l’observation de Marivaux. Il est absolument de son temps, et il est uniquement de sa société. Tout ce que nous avons dit de sa science des passions de l’amour est vrai, mais seulement entre les bornes où son genre d’existence a comme confiné ses facultés d’observateur. « Français et contemporain des amans de son temps, » il n’a peint que l’amour tel qu’il le voyait faire autour de lui. Pour rencontrer la passion, il eût fallu qu’il sortit un peu de ses coteries, qu’il osât descendre plus bas, comme l’auteur de Manon Lescaut, ou qu’il montât plus haut, qu’il fût moins homme du monde et un peu plus poète. Aussi dans Marianne comme dans le Paysan parvenu, l’amour, après tout, n’est-il que la galanterie, et, comme il le dit, dans son langage ou dans son jargon : « l’utile enjolivé de l’honnête, » le désir sous le voile de l’élégance et de la politesse.

À ce point de vue, je ne connais guère de bréviaire de l’art de plaire qui soit plus instructif, mais moins moral que la Vie de Marianne. Toutes les mines, tous les manèges de la coquetterie, tout ce qu’il peut y avoir de moyens stratégiques, sans avoir l’air au moins d’y toucher, pour attirer l’attention sur soi, l’y fixer, l’y retenir, Marivaux est homme à en donner recette, et le charme subtil de la leçon ne réussit pas toujours à en déguiser la corruptrice naïveté. On devait s’y prendre à peu près ainsi chez Mme de Lambert ; on ne s’y prenait certainement pas d’autre sorte dans le cercle de Mme de Tencin. C’est l’art de s’emparer des cœurs par