Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/872

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de toujours impersonnel. On sait qu’il n’en va pas autrement au théâtre. Dans la tragédie de Corneille, dans la comédie de Molière, tout le monde aime à peu près de la même manière; et telle est sur ce point la force de la tradition que, cinquante ans plus tard, Voltaire sera presque tenté de faire un reproche à l’auteur de Bajazet et de Bérénice d’avoir, seul en son temps, compris et représenté dans sa diversité la passion de l’amour. Ne doutons pas, après cela, que ce que le même Voltaire a raillé dans les « comédies métaphysiques » de Marivaux, ce soit précisément la métaphysique d’amour, et cette subtilité dont les personnages y font preuve pour démêler ce que leur amour a d’individuel, d’unique à chacun d’eux, « pour voir clair dans leur cœur, » selon le joli mot de la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard. Mais, au contraire, c’en est pour nous aujourd’hui le mérite, et c’est le mérite aussi des romans de Marivaux. « L’amour? Eh! messieurs, le croyez-vous une bagatelle? répondait-il à ses détracteurs. Je ne suis pas de votre avis, et je ne connais guère de sujet sur lequel le sage puisse exercer ses réflexions avec plus de profit pour les hommes. » Avec plus de profit, c’est selon qu’on l’entend, mais avec plus d’intérêt, c’est ce qu’on ne saurait contester.

En effet, toute sorte de raisons conspirent pour faire des passions de l’amour les plus dramatiques, en dépit de Voltaire, et les plus romanesques de toutes. Quand les passions de l’amour ne seraient pas en quelque manière chargées de pourvoir à la conservation de l’humanité même, elles demeureraient encore le principe subtil dont la présence inaperçue donne aux autres passions leur force et leur profondeur. Si l’on ne reconnaissait pas qu’elles sont capables, à elles seules, de produire les effets de toutes les autres ensemble, — c’est un mot de Marivaux, — il faudrait avouer cependant qu’aucunes, en aucun temps, n’exercent plus universellement leur empire. Et quand on n’admettrait pas que le secret des caractères se révèle plus naïvement dans l’amour que dans l’avarice ou dans l’ambition, on accordera tout au moins qu’il y a bien plus de manières d’aimer qu’il n’y en a de poursuivre ou l’or ou le pouvoir. Je ne dis pas que l’auteur de Marianne ait distingué tout cela, mais certainement il en a distingué quelque chose. Plus ou moins nettement, il s’est rendu compte, le premier parmi les romanciers, de l’importance sociale des passions de l’amour, du rôle que les femmes jouent dans la vie de l’homme, ce rôle si souvent oublié par l’histoire, et il faut ajouter qu’il y a le premier deviné l’avenir du roman. Les forces ont pu lui manquer. D’autres que lui, l’auteur de Paméla, par exemple, et l’auteur de la Nouvelle Héloïse, ont eu l’honneur dans l’histoire d’avoir fait parler au roman moderne le langage de la passion. Mais l’honneur ou le bonheur des autres