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Le champ nouveau qui s’ouvrait dès lors à l’observation morale, on l’entrevoit. C’est ici surtout que la part de Marivaux est plus grande qu’on ne le dit, son œuvre plus instructive et son rôle plus considérable. Essayons d’en montrer l’importance. Il a représenté dans Marianne deux hypocrites, l’un que l’on connaît : M. de Climal, et l’autre que l’on connaît moins, parce qu’il paraît que l’on ne va pas souvent jusqu’au bout de Marianne : le baron de Sercour. Ni l’un ni l’autre, cela va sans dire, n’a la vigueur, le relief, la hideuse beauté du Tartufe de Molière, mais l’un et l’autre ne laisse pas d’avoir son genre de mérite, et, — ce qui est intéressant, — chacun son genre particulier. Aussi différens que possible, l’un, M. de Climal, homme du monde, « assez bien fait, d’un visage doux et sérieux, où l’on voyait un air de mortification qui empêchait qu’on ne remarquât tout son embonpoint; » l’autre, M. de Sercour, gentilhomme de campagne, « infirme, presque toujours malade, asthmatique, à la mine maigre, pâle, sérieuse et austère ; » ce que Marivaux a démêlé supérieurement en eux, et admirablement rendu, c’est cette habitude de se composer qui finit insensiblement par faire de l’hypocrite lui-même sa première dupe et sa plus sûre victime. M. de Climal surtout, dont les manœuvres de séduction sur Marianne occupent les deux premières parties du roman, est si bien démonté, pour ainsi dire, pièce à pièce, la complexité de ses sentimens est si finement expliquée, ce qu’il y a de conscient et d’inconscient enfin dans son hypocrisie est si habilement débrouillé qu’à chaque instant on est tenté de l’excuser, et que, quoiqu’il soit impossible de ne pas le condamner, à peine peut-on s’empêcher de le plaindre pour ce qu’il y a de souffrance réelle dans sa déconvenue finale. Ailleurs, dans le Paysan parvenu, ce sont deux femmes du monde, galantes l’une et l’autre, que Marivaux nous a dépeintes, ou plutôt analysées. Mme de Fécour appartient « à la finance, » et Mme de Ferval « à la robe. » Il me paraît impossible de mieux distinguer, par des traits plus imperceptibles et cependant plus décisifs, avec plus de talent d’observation et de légèreté de main, ce que le « tempérament » et la « condition » peuvent mettre de différence entre deux femmes, à la première de qui les mœurs du temps laissent toute liberté de vaincre ses tentations, « en les satisfaisant; » tandis que l’autre est tenue, par les préjugés et par la tradition, d’un reste de sévérité dans son désordre même, d’un peu de décence au moins, et en tout cas de beaucoup de précautions. Les demoiselles Habert, encore, deux sœurs, toutes les deux dévotes, mais l’une par nature, et l’autre plutôt pour n’avoir pas trouvé le mari qu’elle eût voulu, sont admirablement portraiturées...

J’indique exprès des personnages dont le trait général est le même, afin que, si l’on s’y reporte, on voie mieux en quoi consiste