Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guindée, permettait aux Valincour, aux Hénault, aux d’Argenson, à tous ceux qui étaient dans les charges, de causer quelquefois d’événemens plus considérables que le dernier madrigal de Sainte-Aulaire ou le dernier divertissement de la petite cour de Sceaux. Une longue lettre d’elle à son ami Saci, — sur la mort du duc de Bourgogne, — témoigne de la vivacité d’intérêt, toute nouvelle chez une femme, qu’elle prend pour la chose publique. Aux jours où la réunion, plus littéraire, affectait comme une physionomie de séance académique, Fontenelle y présidait, Fontenelle ou Mairan, demi-savans l’un et l’autre, l’un et l’autre éminemment propres à donner aux gens du monde cette légère teinture de science qui leur suffit, et qui suffit en même temps au besoin que la science peut quelquefois avoir de la curiosité, de l’intérêt, de la sympathie des gens du monde. Mairan, traité « d’illustre » par ses contemporains, est aujourd’hui bien déchu de sa gloire ; Fontenelle, en dépit de quelques ridicules, demeure l’auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, et, sous son air de galantin, un grand esprit, comme on l’a dit, très ouvert à toutes choses, souvent profond à force de subtilité, capable enfin avec la même intelligence, le même tact, la même aisance de louer Malebranche et Cassini, Vauban et Leibniz, d’Argenson et Newton. Tout cela provoquait, éveillait, excitait, nourrissait, remplissait, formait l’esprit. « Je ne saurais dire combien, en lisant quelques écrits peu connus de Marivaux, a dit quelque part Sainte-Beuve, j’ai appris à goûter certains côtés sérieux de son esprit; » et les biographes, survenant, ont peut-être outré ce qu’il y a de vrai dans cet éloge, ou du moins en l’adoptant n’y ont pas mis assez de restrictions. En tout cas, voilà l’école où s’est formé le Marivaux sérieux, le Marivaux du Spectateur français et du Cabinet du philosophe, le Marivaux « moraliste » et le Marivaux «socialiste; » — puisque l’on a laissé échapper ce gros mot. Car c’est encore dans le salon de Mme de Lambert que commencent à se manifester les symptômes avant-coureurs de ce qui va devenir l’esprit du XVIIIe siècle. Sur bien des choses, sur l’éducation des femmes, par exemple, ou encore sur la conduite que doivent tenir avec leurs inférieurs les heureux de ce monde, — deux points où Marivaux, dans ses feuilles, reviendra fréquemment, — la maîtresse du logis elle-même a des idées qui sont en avance de son temps, et des mots qui semblent passer la portée ordinaire, celui-ci, par exemple : « J’appelle peuple tout ce qui pense bassement et communément : la cour en est remplie; » ou celui-ci encore : « L’humanité souffre de l’extrême différence que la fortune a mise d’un homme à un autre homme. » Du haut de la chaire, vingt prédicateurs en avaient dit autant sans doute, ou davantage, mais c’étaient des prédicateurs. C’est une femme ici qui parle, et une femme qui donne le ton à la meilleure société de son temps.