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quand elle a été dépouillée de ses motifs de croire par l’analyse la plus inexorable, et qui opère aussi sûrement sur les esprits les plus cultivés, sur les logiciens les plus rigoureux ou sur les dilettantes de la critique les plus exercés à n’être pas dupes? Ce n’est pas pour le vain plaisir d’élever des contradictions nouvelles dans le champ de la pensée et de mettre des philosophes aux prises avec eux-mêmes que nous avons fait cette recherche. Ce serait, en vérité, un médiocre résultat. Mais un but plus haut a été poursuivi par nous et, dans une certaine mesure, atteint : c’est la démonstration qu’aucune logique humaine, aucune dialectique, aucune critique, fût-ce même celle d’un génie tel que Kant, ne peut persuader à la pensée d’abdiquer la recherche des causes, même en la menaçant de poursuivre un éternel mirage. Un instinct rationnel, invincible comme tout ce qui constitue la nature de l’homme, la soutient contre tout effort et tout raisonnement de ce genre. Chercher toujours pour ne trouver jamais, voilà ce qui lui paraît impossible. Tout mouvement lui semble avoir nécessairement un but. Que si elle traverse les systèmes, les doutes et les contradictions, c’est pour arriver quelque part. Ce n’est pas la peine de penser, si l’on ne doit pas aboutir. Dans ce cas, ce serait le pessimisme qui aurait raison, c’est-à-dire l’univers absurde, la vie sans but, l’absence de pourquoi dans le monde : une solution sans doute ; mais quelle solution !

Une question intimement liée à celle-ci, c’est le genre de certitude propre aux vérités de l’ordre philosophique. Le malentendu qui rend ces vérités suspectes aux yeux de très honnêtes gens et d’esprits très sincères, tient à ce qu’on prétend exiger d’elles la même nature de certitude qu’on exige des sciences positives. C’est trop demander. Quand même la raison devrait s’éclairer, s’élever, acquérir une vue de plus en plus étendue des problèmes supérieurs, un tact de plus en plus précis de la vérité, quand la conscience devrait s’affirmer et s’assouplir jusqu’aux plus fines analyses, même à ce degré d’un perfectionnement inespéré de la méthode et des facultés qui l’emploient, jamais la science philosophique n’atteindra au même degré de rigueur que les autres sciences. Non pas qu’elle soit moins capable de certitude, mais la certitude qu’elle nous donne est d’un autre ordre. Cela tient à la nature des vérités qu’elle poursuit et qui est d’une tout autre essence, singulièrement plus complexe et plus délicate que celle des phénomènes physiques, ou bien encore celle des figures de l’espace et des quantités[1]. Nous avons essayé

  1. Nous avons traité cette question ici-même, avec une certaine étendue, dans une étude sur Jouffroy, le 15 mars 1865.