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forte, l’objection de Kant sur l’impossibilité de la métaphysique, déduite de l’analyse des lois de la connaissance; et quand il est arrivé au terme de son œuvre analytique, que l’on aurait tort de confondre avec le but qu’il poursuit, voilà qu’un changement imprévu se produit. Une théorie nouvelle s’élève, celle des inductions ou croyances rationnelles : l’idée de la personnalité, la perpétuité des personnes, les destinées individuelles, la réalité du libre arbitre. Dieu lui-même, la loi morale, élevée au-dessus de toutes les autres vérités de cet ordre et se portant garante de tout ce que nous pouvons atteindre en fait de principes. Voilà l’évolution de Kant accomplie chez les principaux représentans de sa critique. Au fond, qu’est-ce que cet ensemble de croyances rationnelles, ou cette foi philosophique, auxquelles tous finissent par revenir? N’est-ce pas l’énergique postulat de la raison qui réclame contre la destruction de ses objets propres ?

À cette descendance légitime de Kant nous avons rattaché une brillante école, non de logiciens, mais plutôt de philosophes de l’histoire, qui ont combiné avec un grand art l’objection kantienne, et spécialement les antinomies, avec le mouvement dialectique de Hegel et la formule flottante de l’universel devenir. On connaît les célèbres thèses à l’appui, la transformation des choses en leur contraire, l’avènement inévitable de chaque idée, chaque contraire ayant son moment historique, d’où le caractère relatif de toute vérité, la chimère d’une vérité fixe, la génération perpétuelle, dans la contradiction des faits, du beau, du bien et du vrai, qui ne sont pas, mais qui se font. Mais ces grands artistes ne se trouvent-ils pas sans cesse en contradiction flagrante? Ne cèdent-ils pas à chaque instant à l’attrait rétrospectif des croyances qu’ils ont eues, des opinions qu’ils ont traversées? Maintiennent-ils avec une rigueur absolue leur défiance de tout dogmatisme? Bien au contraire, ils emploient avec une sorte d’ingénuité, si ce mot convient à de tels raffinés d’esprit, ou si l’on aime mieux, avec une véritable condescendance pour le public, des expressions consacrées par les vieilles philosophies ou les vieilles religions, quitte à les expliquer dans des sens nouveaux, ou à sourire quand on s’y est trompé. D’ailleurs nous savons qu’eux-mêmes, dans leurs écrits, distinguent ce qu’ils appellent les certitudes, les probabilités, les rêves, et cela n’est-il pas une preuve que toutes les formes de la pensée humaine ne sont pas sur le même rang à leurs yeux, et qu’ils admettent bien des degrés dans l’erreur, ce qui n’est pas très éloigné d’un certain dogmatisme?

Qu’est-ce donc que tout cela? que signifie l’action perpétuelle de cet instinct qui ramène toujours la raison à dogmatiser, même