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le traduire, l’interpréter, en analyser les causes durables ou momentanées. C’est dans ces perceptions vives de l’état des esprits que réside le sens philosophique par excellence, et c’est à y correspondre le mieux possible qu’un maître de l’enseignement public doit, à ce qu’il me semble, s’attacher s’il veut être vraiment utile à ses auditeurs, s’il veut être écouté, s’il veut combattre pour ou contre des idées vivantes et non pas mener éternellement le même et stérile jeu d’une dialectique vaine autour des fantômes d’idées mortes.

Au fond, sous des formes très variées, ce qui préoccupe particulièrement les esprits depuis un quart de siècle en France, ce qui nous a préoccupé constamment depuis que nous avons pris possession de notre enseignement, c’est le grand procès institué par la science positive contre la métaphysique. Ce procès est le résultat inévitable du développement illimité qu’ont pris, de notre temps, les sciences de la nature, appuyées sur des méthodes infaillibles de découverte et de vérification, sur des expériences qu’on peut conduire à un point de précision tel que chaque progrès est définitivement acquis et n’est qu’un passage à de nouveaux progrès également assurés. On en est venu tout naturellement à se dire que les sciences de l’esprit, qui n’avancent pas de la même manière, ne sont réellement pas des sciences. Et de là cette question, presque universellement posée sous des formules qui varient à l’infini : « Le monde tel qu’il est aujourd’hui déployé devant la science expérimentale, dans la variété si compliquée de ses phénomènes, ne s’explique-t-il pas naturellement par la seule vertu de lois permanentes, ne dérivant que de soi, expression mécanique ou dynamique (la question est réservée) des actions et des réactions qui se passent dans l’infinie multitude des élémens d’une matière éternelle (réelle ou idéale), éternellement en mouvement ? À quoi bon chercher au-delà ? Le vrai domaine de la réalité, c’est-à-dire de la nature, c’est la sphère du déterminisme. Qui dit nature, au sens rigoureux du mot, dit enchaînement nécessaire de faits et de lois. Là où la nécessité, où l’enchaînement des faits, dans une série continue dont chaque terme appelle l’autre, n’apparaît pas clairement à l’esprit, c’est que la science positive n’a pas encore pénétré jusque-là. Un nouveau progrès de cette science rétablira l’anneau qui manque dans cette chaîne immense, par laquelle tous les phénomènes sont reliés et communiquent entre eux, depuis les dernières et les plus humbles manifestations de la chimie inorganique jusqu’aux modes les plus élevés de la pensée. Dès lors, à quoi bon la métaphysique, cette prétendue recherche des premiers principes dans l’ordre de la pensée et des premières causes dans l’ordre de l’être ? Que peut être cet ordre supérieur de réalités que vous appelez intelligibles, parce