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distribution plus ou moins accidentelle des questions, que je prenais le plus souvent dans les préoccupations les plus vives et les plus actuelles de l’esprit public. Il y avait là des indications précieuses et des symptômes dont nous avons toujours pensé qu’il fallait tenir compte. Sans aller jusqu’à dire que les questions changent en philosophie, on peut affirmer pourtant que l’intérêt des questions se déplace et, sans que l’on doive suivre dans ses fantaisies la mobilité du goût public, peut-être n’est-il pas mauvais de consulter, dans une certaine mesure, les inquiétudes ou les curiosités de la raison générale. Ce n’est pas au hasard que se déterminent, dans l’atmosphère des idées, ces grands courans qui les emportent dans des directions fixes pendant des périodes plus ou moins longues. Ces variations, quelque capricieuses qu’elles paraissent être au premier abord, au fond sont réglées par des lois fort délicates, qui, pour n’être pas réductibles à des formules exactes, n’en sont pas moins souverainement agissantes et se font sentir aux esprits mêmes qui prétendent s’y dérober par l’indépendance ou la hauteur de leur raison solitaire.

J’ajoute que cette méthode qui nous a guidé dans nos investigations ne se borne pas à la consultation des écoles philosophiques. La philosophie ne se fait pas tout entière dans ces écoles; elle est partout; elle est à l’état diffus dans l’atmosphère d’un temps; elle préside aux révolutions du goût; elle est dans telle ou telle tendance de la littérature; elle est dans les mouvemens religieux d’une époque, elle est dans la poésie même ; chaque école de poésie contient une métaphysique qu’il s’agit d’en extraire pour bien comprendre la poésie elle-même. Elle est dans les formes variées de la vie, dans la manière dont on la sent, dont on la comprend, dont on l’exprime, dont on en jouit ou dont on en souffre. Chacun de nous (surtout dans ce temps de libre individualisme) n’a-t-il pas sa façon de se poser dans le monde, en face de la grande énigme, de concevoir les choses et leur principe? C’est là, au cœur même de l’humanité contemporaine, que j’ai tâché de poursuivre les grandes manifestations de la pensée. Ainsi entendue, la philosophie réelle s’étend bien au-delà des bornes étroites où l’on prétend trop souvent l’enfermer. Elle est affaire de conscience autant que de science, affaire d’âme autant que de système ; une école n’en est que l’expression dogmatique et fixée ; elle est vécue avant d’être pensée. Quoi de plus curieux, par exemple, que le tableau des opinions philosophiques et religieuses qui agitent et passionnent l’Angleterre, tel que nous le retracent les meilleurs observateurs, ce mouvement vers l’agnosticisme, qui est un des signes irrécusables du temps? Il faut essayer de comprendre ce que c’est qu’un pareil état d’âme; il faut