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n’est-il pas sans quelque intérêt pour ceux qui ont bien voulu me suivre jusqu’à ce jour, que je me retourne vers l’espace parcouru pour compter sur ma route les stations traversées, les sujets traités, les problèmes étudiés ; que je jette sur le passé de cet enseignement une sorte de vue d’ensemble, que je fasse quelque chose comme un examen de conscience philosophique. Il peut être bon, en toute carrière, de s’interroger de temps en temps sur ce qu’on a voulu faire, d’y comparer ce qu’on a fait réellement, de confronter les espérances conçues d’abord avec les résultats finalement obtenus, et quand même on devrait être confondu de la banqueroute de ces espérances et de la pauvreté de ces résultats, cet examen de soi-même aurait encore son utilité si l’on y peut constater l’effort accompli : la bonne volonté seule dépend de nous; c’est tout ce que le public a le droit d’exiger de nous, mais il a ce droit. Particulièrement dans ces hautes chaires de l’enseignement, dont nul ne saura jamais, — sauf ceux qui en ont porté le poids, — ce qu’elles coûtent d’efforts et de soucis à qui veut les remplir avec honneur, il est certain qu’on encourt certaines responsabilités : il faut les poser nettement devant soi et les regarder en face. En même temps, c’est une occasion toute naturelle d’éclaircir certains malentendus amenés par le choc des doctrines qui parfois représentent le conflit des hommes plus encore que celui des idées, de répondre à certaines préventions par l’exposé sincère de ce qu’on a voulu faire, et, sinon de désarmer des adversaires systématiques, du moins d’éclairer ceux qui cherchent la vérité sur le mérite et la suite des intentions, sur le degré d’activité appliquée à la poursuite de certaines fins, sur la valeur de ces fins elles-mêmes. C’est à ceux-là que je m’adresse.

A ce propos, on nous permettra de relever une de ces erreurs involontaires et généralement accréditées, un de ces malentendus de l’opinion dont la sincérité n’est pas toujours évidente, bien que l’origine en soit assez spécieuse, et qui, à cause de leur vraisemblance, tendent à s’établir d’une manière durable. Je veux parler de l’influence de M. Cousin sur la philosophie et l’enseignement des hommes de mon âge. On croit que cette influence était très grande sur eux, dominatrice même. On se trompe d’une génération. La plupart de ceux qui sont entrés dans la vie d’homme vers 1850 ont très peu connu M. Cousin et n’ont entretenu avec lui que des relations assez rares. Certes personne ne me surprendra jamais à parler de ce maître illustre qu’avec la plus grande déférence et la plus sincère admiration, Mais la vérité a ses exigences : elle veut qu’on tienne compte de la diversité des circonstances, de la variété des esprits, des hasards mêmes, bons ou mauvais, qui ont