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sur le lieu de l’action devait changer la fortune du combat. Cette nouvelle venait d’arriver à l’état-major. Une forêt de casques et une mêlée effroyable sur le pont de Gunstett prouvait que l’aile droite était débordée et forcée de se replier sur Niederwald. C’est alors qu’eut lieu la fameuse charge des cuirassiers dite « de Reichshoffen, » restée légendaire en Alsace et connue du monde entier. Le commandant en chef les lança pour couvrir son aile droite. La brigade Michel, postée à Eberbach, reçut l’ordre de reprendre Morsbronn. Ce fut sans doute un spectacle émouvant pour ceux qui le virent que ces trois régimens partant et se précipitant, ventre à terre, à travers tout un corps d’armée répandu en pelotons et en essaims de tirailleurs sur une étendue d’une lieue dans le vallon de la Sauer. Suivant le cri de leurs officiers, penchés sur le cou de leurs chevaux, sabrant ce qu’ils trouvaient sur leur passage, ils balayèrent les champs sous les feux et la mitraille du 11e corps. Mais à mesure qu’ils avançaient dans cette furieuse cavalcade de la mort, on voyait chevaux et cavaliers s’abattre dans leurs bonds prodigieux. Ils furent peu nombreux, ceux qui sortirent de cette fournaise, et qui, par la route montante, pénétrèrent dans Morsbronn sous la fusillade plongeante des Bavarois embusqués à toutes les fenêtres des maisons. Leurs corps s’entassèrent dans ce village, qu’ils avaient reçu l’ordre de reprendre et où ils ne purent que mourir !

Après cet essai infructueux de protéger son aile droite, le maréchal dut se replier sur Frœschwiller. La bataille était perdue. Le centre, si âprement disputé depuis neuf heures du matin, allait être attaqué maintenant de trois côtés à la fois par des forces triples et quadruples avec toute la masse de l’armée allemande victorieuse sur les ailes et qui, tournant les Français par leur gauche vers Niederbronn et Reichshoffen, tentait déjà de nous couper la ligne de retraite. Dans cette extrémité, pour éviter un plus grand désastre, le maréchal ordonna une seconde charge à la dernière réserve de cavalerie dont il disposait. Est-il vrai ou apocryphe ce bref et poignant dialogue qui doit l’avoir précédée ? On se le racontait dans l’armée française et je l’ai entendu répéter en Alsace. Si ce n’est pas de l’histoire, cela ressemble beaucoup à la vérité. Le maréchal de Mac-Mahon s’élança vers le général Bonnemain, en lui criant : — « Général, chargez sur la droite avec toute votre division. Allez ! — Maréchal, c’est à la mort, vous le savez ? — Oui, mais vous sauverez l’armée. Embrassez-moi et adieu ! » Le général partit au galop, la masse s’ébranla et disparut dans un gouffre de fumée et de feu. — Ah ! ces beaux, ces fiers cuirassiers ! la fleur de la jeunesse virile, à la longue crinière, à la poitrine luisante, au regard intrépide, que de bonnes payses leur avaient jeté des bouquets, que