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çaise pour opposer, depuis 1870, une protestation absolue à la conquête allemande, nous dirons que c’est cette idée nouvelle de la patrie qui a pénétré dans la moelle de ses os. Joignons-y le sentiment chevaleresque de la nation, qui, héritière des anciens preux, a toujours pris en main la cause des faibles et des opprimés avec une imprudence dangereuse et une générosité héroïque, — et nous aurons défini en peu de mots le lien indissoluble qui unit l’âme alsacienne à l’âme française.

Les passions et les intérêts gouvernent le monde à l’état ordinaire ; aux grandes heures de l’histoire, les idées et les sentimens prennent le dessus et poussent irrésistiblement les hommes vers un but supérieur. La France eut une de ces heures lorsque, après la prise de la Bastille, le grand mouvement des fédérations souleva la nation dans ses profondeurs. C’est l’heure de l’innocence et de l’illusion, du rêve fraternel. Illusion féconde cependant, car elle créa une patrie pour tous. Dans les pays féodaux, l’homme se sentait attaché comme la glèbe au sillon natal ; il était la propriété du château ou de l’église, le prisonnier de sa ville, de sa province. Soudain il lève la tête, et, derrière les murs croulans de la Bastille, pour la première fois, il aperçoit la France. Alors l’homme donne la main à l’homme, la province à la province. Partout, hors des villes, au bord des fleuves, à ciel ouvert, des foules couronnées de fleurs, en longues processions, vont saluer cette France sur des autels de gazon. À ce moment trop court, toutes les classes sont unies dans un même sentiment. Plus de province, la patrie ! c’est le cri du Dauphiné. Il va de Bretagne en Languedoc et du Rhône au Rhin. L’Alsace y répondit avec enthousiasme, et sa réponse prouva que, dans les temps modernes, la nationalité est une chose de libre choix, un instinct moral au-dessus de la fatalité de la langue et des mœurs. Comme toutes les provinces, l’Alsace eut à souffrir de la tempête révolutionnaire, mais elle en sortit aussi passionnément française qu’aucune province de l’Est et du Nord. Parmi les faits de ce temps, qui ont laissé un écho légendaire dans la mémoire des Alsaciens, il faut placer tout d’abord la naissance de la Marseillaise, ce premier coup de clairon de la défense nationale à la veille des guerres épiques qui durèrent plus de vingt ans. Cet épisode, popularisé par les historiens de la révolution, est connu de tous. Nous n’en rappellerons que les traits essentiels.

Au printemps de l’année 1792, l’Alsace se trouvait en état de défense sous les ordres du maréchal Luckner. La guerre avec l’Autriche était imminente. L’effervescence patriotique était grande à Strasbourg. Des bataillons de volontaires s’y organisaient sous la direction du maire, Dietrich. Dietrich était un de ces magistrats loyaux, fermes, dévoués, dont l’histoire de Strasbourg offre de nom-