Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/817

Cette page a été validée par deux contributeurs.
811
LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

lique et bizarre. Le chef admettait les affiliés par une poignée de main et leur offrait en partage les biens que possédait la confrérie dans la lune, des champs et des vignobles dans la forêt de la grande manquance, une retraite sur le mont de famine, un banquet au val des mendians et un bail au château de Nullepart. Ils avaient un drapeau caché, où l’on voyait, sur fond bleu, le pauvre Conrad à genoux devant un crucifix. En 1514, l’impôt capital fut établi sur les victuailles. Le chef du Pauvre Conrad tint une assemblée dans un champ ; il fit un cercle avec une pelle, puis il dit : « Je m’appelle, je suis et je reste le pauvre Conrad. Que celui qui ne veut pas donner le méchant denier entre avec moi dans le cercle. » Bientôt ils promenèrent leurs drapeaux dans les villes et allèrent porter leur requête aux seigneurs. Ceux-ci, pour dissoudre la ligue, usèrent de la menace et des tortures. Rien n’y fit. Les idées évangéliques et réformatrices donnèrent un singulier courage au pauvre Conrad ; car il avait entendu dire aux prédicateurs que les enfans d’un même père ne pouvaient être esclaves les uns des autres, et ce prêche il l’avait mieux compris que le latin de l’église. Il rédigea douze articles, dont le premier réclamait l’abolition du servage. Les seigneurs refusèrent. Alors la révolte éclata générale et formidable. Le pauvre Conrad avait trouvé son symbole : un soulier de paysan. Ce soulier, hissé au bout d’une perche, devint le signe de la guerre au seigneur. Le serf, devenu homme, s’écriait : « Un soulier pour échapper à la glèbe ; un soulier pour aller au bout du monde ; plus de charrue, une cuirasse ; plus de chaînes, une épée ! » Bientôt les couvens, les châteaux, les églises fumèrent. En Alsace, ce vaste soulèvement finit par le massacre de tous les révoltés. Mais la mémoire du peuple n’oublia pas l’image héroïque de ce paysan qui avait écrit sur sa bannière : « Que celui qui veut être libre suive ce rayon de soleil ! »

Si le Pauvre Conrad fut la révolte contre le seigneur, la sorcière fut la révolte contre le prêtre. L’église avait été hautement civilisatrice tant qu’elle avait combattu la barbarie par la charité et la foi spiritualiste. Elle était devenue oppressive depuis qu’elle ne songeait plus qu’à régner en refoulant la raison et la nature, au lieu de faire régner les vertus chrétiennes. Elle avait conquis le monde par la douceur et l’abnégation ; au XVIe siècle, elle ne gouvernait plus que par la corruption et la terreur. Pour mieux effrayer, elle grandissait Satan et diminuait Dieu. La sorcière qui se jette dans les bras de Satan est ainsi l’œuvre de l’église elle-même. C’est le réveil féroce des deux instincts d’Êve : sensualité et curiosité, que l’homme peut discipliner, mais non supprimer. Les représentans de l’église d’alors se réservaient les jouissances de la chair et de