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prendre l’énergie profonde de ce phénomène, si nous nous ne rendions pas compte de l’évolution intime qui l’a précédé. C’est l’âge de la réformation, c’est l’Alsace du XVIe siècle qui nous en donne la clé. Le feu souterrain qui a rendu possible l’explosion de 1789, et par suite la fusion ardente avec la France, commence à couver alors.

Un coup d’œil rapide à cette époque nous suffira ; et nous ne quitterons pas la main conductrice de la légende, qui fréquente également les sommets déserts et les villes populeuses, les grandes routes et les sentiers défendus. Dans cet âge tourmenté du XVIe siècle, elle évoque trois types nouveaux qui nous font passer brusquement des grandes lignes de l’art idéaliste aux formes convulsées du réalisme moderne. Ces trois types sont : le paysan révolté, la sorcière et le libre prédicant.

Tant que la féodalité avait été défensive ou conquérante, elle avait élevé les âmes, donné un moule nouveau à la société. Mais les institutions humaines perdent bien vite de vue leur idéal pour se corrompre sous l’action des passions. Le beau temps de la chevalerie était passé. Le tableau que nous offre la vie des seigneurs allemands, à la fin du XVe siècle, est comme presque partout celui d’une sensualité effrénée dans une tyrannie sans miséricorde. Leur vie se passait en tournois, en banquets, en jeux de carnaval et en mascarades. Lorsqu’ils étaient las de leurs chasses, ils cherchaient querelle à leurs voisins. Pour payer leurs fous et leurs femmes, ils se faisaient faux monnayeurs, brigands. Les châteaux des Vosges, ces repaires imprenables, regorgeaient de chanteurs et de courtisanes. Nuit et jour on y entendait le son des fifres et les clameurs des fauconniers. Comme dit un contemporain, « chaque journée ivre envoyait sa fête et sa huée dans l’autre. » Et qui payait ce train ? Le pauvre serf, le malheureux paysan. Chétif et misérable, écrasé d’impôts, il agonisait sur la glèbe pendant que l’enfer hurlait sur la montagne. Pour lui prendre son dernier sou, on le traquait avec des chiens comme une bête fauve, on tombait à coups de fouet sur son des amaigri. Les supplices contre les braconniers étaient terribles. Dans une oubliette on a trouvé un squelette humain entre des cornes de cerf et des défenses de sanglier. Quelquefois on laissait le prisonnier mourir de faim et de soif dans son cachot. La femme du paysan qui venait errer la nuit autour du donjon entendait le dernier râle du mourant s’exhaler dans une exécration contre ses bourreaux.

Contre un tel état de choses une ligue secrète se forma, dès le XVe siècle, en Wurtemberg, et bientôt elle s’étendit dans les pays environnans. C’était une véritable jurande de paysans, qui s’intitulait la confrérie du pauvre Conrad. On se réunissait la nuit dans les bois. La confrérie avait son cérémonial, d’une ironie mélanco-