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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

nades des hauts sapins, pour soigner et consoler ses malades. La chronique et la voix populaire disent merveille de ses miracles. Le plus touchant est celui qu’elle fit pour un pèlerin qu’elle rencontra mourant de soif. La sainte toucha le roc de son bâton. Aussitôt une eau claire et fraîche jaillit des fissures profondes du grès. C’est la fontaine qu’on rencontre tout près du sommet et à laquelle le peuple attribue toutes sortes de vertus.

En ce temps, Atalric vint à mourir. Odile reconnut dans son esprit que son père était en grande souffrance dans le purgatoire, à cause de ses crimes qu’il n’avait pas expiés sur la terre. Elle en ressentit une grande douleur et, redoublant d’austérités, elle pria pour lui des années. Elle pria si longtemps et si fort qu’une nuit, vers le matin, elle aperçut une vive lueur vers le fond de l’espace et entendit une voix forte lui dire : « Odile, ne te tourmente plus pour ton père, par le Dieu tout-puissant t’a exaucée et les anges ont délivré son âme. » À ce moment, les sœurs accourues la trouvèrent agenouillée en extase et presque inanimée. Elles voulurent la réveiller pour lui administrer les sacremens, mais Odile leur dit : « Ne me réveillez pas ; j’étais si heureuse ! » Et comme transfigurée, elle rendit l’âme. Aussitôt il se répandit sur le sommet de la montagne un parfum plus suave que celui des lis et des roses, plus éthéré que le baume des pins qui s’envole dans la brise.

Telle est la légende qui, depuis un millier d’années, a fait couler les larmes des âmes simples au pays d’Alsace. Les savans alsaciens ont beaucoup discuté sur son origine et son authenticité. Quelques-uns ont nié jusqu’à l’existence d’Atalric et de sa fille. Le couvent aurait été fondé par une des femmes de Charlemagne, et l’histoire inventée après coup par un moine d’Ebersheim. Quant à nous, nous ne pensons pas que ces nobles et poétiques figures naissent dans l’imagination populaire sans qu’une puissante personnalité l’ait d’abord fécondée. L’âme du peuple élabore et traduit ensuite à sa manière ce qui l’a ému, transporté au-dessus de lui-même. Mais l’action a précédé le rêve ; l’action est à l’origine de tout. Il y a dans ce récit un symbolisme naïf, un pathétique intime, une psychologie profonde, qui sont à peine indiqués, mais qui se devinent. L’idée de la voyante, de la vision spirituelle de l’âme, qui voit et possède le monde intérieur supérieur à la réalité visible domine toute la légende, y jette comme des raies de lumière. La lutte entre l’égoïsme, la dureté, la violence du père et la pureté victorieuse de la vierge consciente et forte y introduit un élément profondément dramatique. Enfin la charité qui ouvre des sources dans le désert, le dévoûment sans bornes qui demande à souffrir pour le coupable afin de le sauver, lui donne son couronnement.

Quiconque a gravi cette montagne, quiconque, après avoir visité