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décisive, entravant toute résolution opportune. Plus tard, si le commandement a été meilleur, en revanche les troupes levées à la hâte n’étaient plus qu’un ramassis de volontaires non sans courage, mais sans discipline, sans instruction militaire, sans habitude du feu. Le nombre ne nous faisait pas défaut; mais la qualité était déplorablement inférieure à la quantité. Notre exemple même, bien étudié et bien compris, prouve donc que les gros bataillons ne sont pas tout, que les bons bataillons sont cent fois préférables. On ne saurait nier cependant qu’il n’y ait aujourd’hui en Europe un entraînement irrésistible vers les gros bataillons. Ce sont les Allemands qui ont donné le signal, tout le monde l’a suivi. Mais qu’on ne croie pas que les Allemands aient une admiration sans réserve pour leur système militaire et qu’ils le regardent comme le plus parfait qui puisse exister. Il est permis d’affirmer que, s’ils avaient la chance de posséder le service de quatre ou de cinq ans, jamais ils ne consentiraient à le remplacer par celui de trois ans. Il a paru cet hiver à Berlin un livre qui a produit dans les cercles militaires une impression profonde, tant à cause du talent de son auteur, M. de Goltz, un des officiers les plus remarquables de l’armée allemande, qu’à cause du sujet qui y était traité. Ce livre, intitulé : la Nation armée, exposait non sans tristesse à quelles conditions l’Allemagne et l’Europe cédaient en créant des armées immenses composées de tous les hommes valides de chaque pays. Mais M. de Goltz, qui est un esprit singulièrement élevé, ne se fait pas d’illusion sur les résultats inévitables de cette sorte de levée en masse perpétuelle. A son avis, ce n’est point un progrès, c’est un retour vers les époques barbares où, tout citoyen étant soldat, il n’y a plus que de mauvais citoyens et de mauvais soldats, il en est si persuadé, qu’en cherchant à deviner l’avenir, il n’hésite pas à prédire que ces multitudes armées, espèces de gardes nationales de plus en plus faibles, seront tôt ou tard battues par quelques bandes aguerries, admirablement disciplinées, que conduira un chef intrépide : « Le jour viendra, dit-il, où les habitudes actuelles seront profondément modifiées. Il est permis de prévoir que les armées composées de millions d’hommes cesseront plus tard de jouer un rôle prépondérant. Un Alexandre apparaîtra à la tête d’un petit noyau de soldats exercés et robustes et chassera devant lui les masses amollies qui se seront transformées en gardes bourgeoises, innombrables, mais pacifiques, comme l’armée des Chinois. » Sans doute, ce jour n’est pas prochain. Qui sait néanmoins s’il est aussi éloigné qu’on le croit généralement? Il n’a pas fallu longtemps au système militaire du grand Frédéric pour se détraquer de toutes parts et pour voler en éclats sous les coups des canons de Valmy. Le système de M. de Moltke est peut-être aussi fragile ; seulement il n’y a pas un peuple