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l’un des deux qu’est la vraie destinée de la province, son rôle à la fois patriotique et international ?

Qu’on ne s’étonne pas trop, c’est aux humbles légendes populaires que nous allons demander quelques éclaircissemens sur ces graves questions. Il est de nos jours une classe d’esprits si convaincus de la supériorité de notre temps, si parqués dans leur étroite modernité, qu’ils voudraient biffer de notre mémoire tout ce qui précède la date de leur naissance. On les surprendrait fort si l’on allait chercher les racines de notre être moral « au temps où la reine Berthe filait. » Ce n’est pas à eux, disons-le tout de suite, que s’adressent ces pages. Quant à ceux qui estiment comme chose précieuse les manifestations spontanées et involontaires de l’esprit humain, qui aiment à chercher dans les légendes les élémens de la psychologie nationale et le plus suave parfum de la poésie, qu’ils me permettent une comparaison. N’y a-t-il pas en nous comme deux êtres : l’homme imparfait, grossier, plein de taches et de faiblesses, et cet autre moi, ce double lumineux, cet idéal intérieur que nous affirmons aux heures de force et d’enthousiasme ? Ce prototype de nous-mêmes, que sans doute nous sommes appelés à poursuivre dans les existences futures, est à la fois le titre de noblesse et l’éternel tourment de ceux qui en ont pris conscience. Malheur et bonheur à ceux qui ont eu cette vision ! Ils sont forcés de combattre le grand combat. Car qui voudrait renoncer à son moi divin après l’avoir entrevu, ne fût-ce qu’une seule fois ? — Or, ce qui est vrai pour l’individu l’est également pour les peuples. Il y a dans la vie nationale des manifestations plus ou moins superficielles, plus ou moins profondes. Tout à la surface, nous trouvons le tissu grossier des faits matériels ; la littérature proprement dite nous fait déjà pénétrer plus avant dans la conscience d’un peuple ; la légende nous introduit dans son fond, à son point générateur, car elle tient au sentiment religieux par sa source, à la poésie par sa forme. L’histoire nous apprend ce qu’un peuple a été dans le cours des temps ; la légende nous fait deviner ce qu’il a voulu être, ce qu’il a rêvé de devenir à ses meilleurs momens. N’est-ce donc rien pour la connaissance de sa psychologie intime ?

Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Les légendes alsaciennes ne se présentent point à nous sous la forme achevée, définitive qui séduit et qui s’impose. Les trouvères et les rhapsodes leur ont manqué. La plupart d’entre elles sont à peine sorties de la poussière des chroniques, et les hasards de l’histoire ne leur ont point permis d’atteindre tout leur développement. Ce sont, en général, des traditions demeurées à l’état flottant et embryonnaire ; mais, par ces germes et ces pousses sauvages, on devine le caractère de