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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

d’un grand coup d’épée. C’est le jour où les légions romaines jettent dans le Rhin, entre Colmar et Cernay, Arioviste et les douze rois teutons ses alliés. Après cette victoire, César, avec l’œil du génie, désigna la bande de terre entre les Vosges et le Rhin comme le boulevard de la Gaule. De fait, elle le demeure jusqu’à la chute de l’empire romain. Les victoires de Julien et de Gratien y assurent la domination de Rome. Mais enfin le flot des barbares rompit la digue. Du IVe au VIe siècle, l’Alsace est foulée, piétinée par les Vandales, les Goths, les Ostrogoths et les Huns. Clovis, après avoir conquis la Gaule, incorpore l’Alsace au royaume des Francs et y rétablit la paix. Elle dure sous les Mérovingiens et les Carlovingiens. Mais la race de Charlemagne une fois éteinte, les empereurs d’Allemagne s’emparent du pays, pendant que la France se constitue peu à peu sous les Capétiens. Dès lors, ce ne sont plus en Alsace que guerres de seigneurs et de familles ; ces querelles remplissent son histoire sous le saint empire romain. Mais un grand fait domine : c’est la force et l’indépendance croissante des villes libres. On peut dire qu’à travers tout le moyen âge jusqu’au XVIIe siècle, l’Alsace gravite insensiblement vers la France. Elle est attirée vers elle moins encore par les nécessités politiques que par l’urbanité et la grâce, par cette humanité chevaleresque qui fait le plus beau trait du caractère français. Lorsque l’Alsace passe à la monarchie française, sous Louis XIV, le détachement se fait sans violence et de son plein gré. Si, d’une part, la réformation avait établi entre l’Alsace et l’Allemagne un puissant lien spirituel, le grand mouvement national qui soulève la France pendant la révolution remue l’Alsace jusqu’aux entrailles. C’est alors qu’elle sent son âme devenir française. Elle se donne à la France parce qu’elle épouse son idéal de justice et de liberté. Ni malheurs, ni mécomptes, ni folies ne peuvent l’en séparer. Et c’est au moment où, prenant en quelque sorte conscience d’elle-même, où, forte de son passé, sûre de son avenir, elle veut apporter à la patrie de son choix le tribut de ses meilleures forces et de sa vivace originalité, que la terrible Némésis, la guerre implacable, l’arrache de nouveau à sa mère adoptive pour la livrer pieds et poings liés à une marâtre. Étrange destinée qui a remis en question son bonheur et sa sécurité, mais non pas sa foi invincible.

On voit dès l’abord l’intérêt particulier qu’offre le développement d’un tel pays. Placée entre l’Allemagne et la France, l’Alsace a bu tour à tour à ces deux sources. Comment les deux génies se sont-ils combinés ou combattus en elle ? N’ont-ils pu régner qu’en se détruisant l’un l’autre, ou tendent-ils à trouver en elle une fusion harmonieuse ? Est-ce dans l’exclusion ou dans la prépondérance de