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peu près achevée, la famille, pour y mettre la perfection, résolut de le faire voyager, et Romme, naturellement, fut chargé d’accompagner son élève. Ils firent d’abord un assez long séjour en Suisse, y apprenant, dans la conversation de Lavater, « l’art de dresser les hommes, » et « s’exerçant, comme dit le précepteur, à la frugalité des montagnes. » Mais aussitôt que la révolution éclate, Romme amène son élève à Paris. Et alors, avec son inconsciente, mais ordinaire improbité, cet enfant de dix-huit ans, dont il est le guide et le mentor, il le conduit aux séances de l’assemblée nationale, il lui fait offrir à la barre de la constituante les boucles d’argent de ses souliers, il l’affilie au club des Amis de la loi, sans parler du club des Jacobins, il le met sous la direction de la « belle Liégeoise, » Théroigne de Méricourt, dont ce maître de morale admire l’intelligence politique autant que son jeune Russe en apprécie les charmes opulens, et coûteux… Je m’étonne uniquement qu’il n’ait pas entraîné le futur ministre d’Alexandre Ier à l’assaut de la Bastille. Cependant l’ambassade russe trouve ces façons étranges ; on avertit le comte et le comte avertit Romme ; il ose même « l’engager» à quitter Paris. A de semblables prétentions Romme répond par la lettre suivante : « Monsieur le comte, pour la première fois depuis que j’ai l’honneur de vous représenter auprès de votre fils, vous me faites sentir la distance énorme qui se trouve entre un père et un instituteur. Par votre lettre du 10 juin, vous me notifiez une résolution si contraire au plan que l’ai suivi jusqu’à présent, et que vous avez approuvé, qu’elle en détruira forcément toutes les espérances. » Il se flattait peut-être après de si beaux commencemens, de faire jouer un jour à son élève les Thomas Payne et les Anacharsis Clootz. Et comme une autre lettre, plus expresse, l’avait « prié » de se rendre à Vienne avec le jeune Strogonof, il terminait par ces mots : « Nous allons nous rendre dans le village qu’habite ma mère. C’est là que nous attendrons votre dernière résolution. C’est de là que je vous ferai connaître à mon tour ce que je peux entreprendre, comme aussi ce qui sera au-dessus de mes forces, dans le plan définitif que vous prescrirez à votre fils. » Savez-vous rien de plus instructif ? Et il ne rendra pas l’enfant ; il faudra qu’on le lui arrache ; et quand M. de Novosilsof aura fait, pour venir le lui reprendre, le voyage de Paris, il se lamentera dans ses lettres particulières sur « la trame odieuse » ourdie par ce père pour rentrer enfin en possession de son fils.

La manière dont s’acheva la rupture entre Romme et les Strogonof est un autre exemple encore que je me reprocherais de ne pas signaler. Au départ du jeune homme et de son précepteur pour leur tour d’Europe, le comte Strogonof avait remis à Romme des lettres de crédit, qu’il avait renouvelées à mesure de leurs besoins. En lui annonçant son intention formelle de recouvrer son fils, M. de Strogonof ajoutait