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Ce fut bien autre chose lorsqu’ils eurent gagné quelques batailles, comme je l’ai dit en commençant. Ces succès donnaient à réfléchir à Hertzberg : « .. Je vois maintenant, écrit-il à la date du 30 août 1788, que l’impuissance inconcevable de la Russie et de l’Autriche dérange tous nos projets : qui aurait pu penser qu’une armée régulière de 300,000 hommes n’arriverait pas à rejeter les Turcs de l’autre côté du Danube? C’est une conséquence de la faute que l’empereur a commise en restant sur la défensive après la déclaration de guerre. » Vers ce même temps, si l’on s’en souvient, les Autrichiens avaient été battus à plusieurs reprises, et l’armée russe était immobile devant Otchakof. Comment proposer aux Turcs victorieux de céder deux ou trois de leurs provinces pour le roi de Prusse?

Décidément, le plan de Hertzberg était à refaire, et Hertzberg Is refît en prévision cette fois de la victoire définitive des Turcs : « Il me semble qu’il faudra modifier notre plan si les cours impériales continuent à être malheureuses à la guerre, et surtout si l’empereur est définitivement battu,» écrit le roi à son ministre (11 septembre) Hertzberg rédigea donc de nouvelles instructions. Dans cette dernière combinaison, les Turcs, s’ils demeuraient vainqueurs, ne devaient rendre à l’Autriche les conquêtes qu’ils feraient en Hongrie que si l’Autriche rendait elle-même la Galicie à la Pologne, qui, à son tour, cédait Thorn et Dantzig à la Prusse : « Il faut, écrit encore le roi, convaincre les Turcs des avantages qu’ils auront à exiger que l’Autriche cède la Galicie à la Pologne, mais il est inutile de parler de ce que je compte y gagner moi-même : cela pourrait me nuire auprès des Polonais et inquiéter prématurément les autres puissances. » Après cette combinaison victorieuse, Frédéric-Guillaume pouvait se croiser les bras : quelle que fût l’issue de la lutte, que la Turquie fût battue par l’Autriche ou l’Autriche par la Turquie, il n’importait : dans un cas comme dans l’autre, Thorn et Dantzig revenaient à la Prusse, qui s’agrandissait sans qu’il lui en coûtât « un seul grenadier poméranien. »

Dans le temps que le cabinet de Berlin était tout entier à ces espérances, à ces illusions, il reçut la nouvelle que l’impératrice de Russie allait conclure un traité défensif avec la Pologne, c’est-à-dire lui garantir l’intégrité de ses frontières : les projets prussiens étaient du coup anéantis.

Voici comment la chose s’était faite. Les projets de Hertzberg n’avaient quelque chance de réussir que s’ils étaient tenus absolument secrets ; or le mystère avait été dévoilé, dès l’origine, à ceux-là même qui avaient le plus d’intérêt à le connaître. Le prince de Kaunitz, chancelier d’Autriche, avait intercepté les premières dépêches de Hertzberg à Dietz et s’était empressé d’en transmettre copie à Saint-Pétersbourg. Catherine II fut surtout étonnée de la facilité avec laquelle Frédéric avait approuvé les plans de son ministre : elle s’en exprime un peu bien cavalièrement