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Il ne restait plus à Isabelle qu’à se résigner et à faire une fin. Smith, l’ambassadeur d’Angleterre en France, écrivait le 5 mai 1565 à Leicester : « Le prince de Condé a bien fait les choses : il a marié sa maîtresse à un gentilhomme de sa maison et lui a assuré une rente annuelle de quinze mille livres. » Ou ce projet d’union ne se réalisa pas, ou presque au lendemain, Limeuil devint veuve de ce mari complaisant, car nous la retrouvons, bien peu de temps après, mariée à Scipion Sardini, un Lucquois, un de ces banquiers italiens venus en France chercher fortune et sur lequel, devenu très riche, courut ce jeu de mots : « Cette petite sardine est maintenant une grosse baleine. » Catherine de Médicis, qui puisait souvent dans la bourse de Sardini, en avait fait un baron de Chaumont-sur-Loire, et nous voyons dans une lettre du 6 décembre 1565, qu’elle priait Fourquevaux, notre ambassadeur auprès de Philippe II, d’aider le riche financier « à tirer d’Espagne une somme de trois cent mille livres, qu’il vouloit apporter en France[1]. » Faute d’un nom, Isabelle se contenta de la fortune et alla habiter le fastueux hôtel Sardini, situé dans le quartier Saint-Marcel, au coin de la rue de la Barre et de la rue du Fer-à-Moulin[2].

On peut voir au Louvre, dans l’une des deux salles réservées aux crayons du XVIe siècle, un portrait de Mme de Sardini en buste et de trois quarts, portrait au crayon noir, avec quelques touches de pastel. Elle porte sur la tête une sorte de guimpe de religieuse qui s’avance en pointe sur le front et se relève par derrière, et une grande collerette unie. Les traits sont trop accentués pour ne pas être ressemblans. Limeuil nous est rendue telle qu’elle devait être à la date de ce portrait. Son caractère s’y accuse : le front élevé et large dénote bien sa rare intelligence. Ses cheveux blonds, relevés à la Marie Stuart, et qui s’étagent sur les tempes en frisons symétriques, sont bien ceux que Ronsard voulait dénouer, ses yeux bleus, ceux dont raffolait Brantôme ; mais l’âge et les déceptions y ont mis une expression de doute et de dédain ; avec les années, ce visage froid et impassible s’est amaigri; le nez s’est allongé; la bouche est restée moqueuse, comme au jeune temps ; le col, charnu et épais, annonce la force et les ardeurs du tempérament. Il y eut bien souvent des orages sous le toit de l’hôtel Sardini. Isabelle se prit parfois à reprocher à son financier l’honneur qu’elle lui avait fait, elle d’un si grand nom, en lui donnant sa main, et Sardini

  1. Bibliothèque nationale, fonds français, n’10,751, p. 109.
  2. Il est occupé aujourd’hui par la boulangerie des hôpitaux, et l’on y remarque encore des arcades du XVIe siècle, surmontées de médaillons en terre culte non émaillée. Voyez Lenoir, Statistique monumentale de Paris.