Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/663

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans une longue série de nouvelles envoyées de Paris à la reine Elisabeth par des agens secrets, se trouve cette simple note, qui éclaire la situation : « A l’aide d’un gentilhomme, le prince de Condé a fait évader de Tournon Mlle de Limeuil[1]. » Catherine dut fermer les yeux, si elle n’y prêta pas les mains, comme l’en accusait une lettre écrite d’Italie où l’on disait : « C’est Natal (Catherine) qui a fait conduire la Limeuil à Condé[2]. »

Limeuil sous le même toit que Condé ! un tel scandale semblait devoir séparer le prince à jamais du parti protestant, et cela au moment où, effrayé des conséquences de l’entrevue prochaine de Bayonne, ce parti s’agitait sur tous les points de la France. Limeuil allait donc jouer le jeu de Catherine! C’est Coligny le premier qui apprit son évasion, et voici comment : en quittant Jeanne d’Albret, il était venu à Valéry avec l’espoir de regagner Condé. Un jour qu’ils devisaient amicalement sur les graves événemens du jour, un courrier, arrivé à l’instant même de Paris, entra brusquement dans la salle où ils se tenaient et remit une lettre au prince qui, à la vue de l’écriture, l’ouvrit si précipitamment qu’il ne s’aperçut pas que Coligny, placé plus haut que lui, pouvait également la lire. Les yeux de l’amiral s’étant, en effet, portés involontairement sur cette lettre, il en put voir la dernière phrase : « La demoiselle est arrivée. » C’était significatif; aussi, reprenant la parole, dit-il à Condé : « Je pourrois vous nommer la demoiselle qui est arrivée. » Condé prit si mal l’observation que l’entretien se rompit. Lorsqu’il fut bien avéré que Condé avait Limeuil avec lui, les principaux protestans décidèrent qu’une députation des ministres les plus autorisés se rendrait à Valéry pour présenter leurs remontrances au prince et que plus tard une députation de gentilshommes ferait la même démarche. Condé répondit aux ministres que, ne pouvant qu’à grand’peine se passer de femmes, il lui était bien difficile de se marier et de trouver une épouse de sa religion et de son rang. Plus acerbe à l’égard des gentilshommes, il accusa Coligny d’être venu l’espionner dans sa propre maison, et les congédia brusquement. Ces deux visites étant restées sans résultat et n’ayant fait qu’aggraver la situation, les chefs protestans, réunis de nouveau, eurent un instant la pensée d’excommunier Limeuil[3]. Le remède était pire que le mal; il était à craindre que Limeuil n’eût plus d’empire sur le prince que l’anathème inoffensif des ministres. Le parti le plus sage, c’était de laisser aller les choses et de se fier au temps.

  1. Calendar of State Papers (1564-1565).
  2. Archives nationales, coll. Simancas, B. 19, 158, 288.
  3. Ibid.